Culture

«Hors d'atteinte», le nouveau souffle de Steven Soderbergh

Palme d'or en 1989 pour son premier film, Steven Soderbergh aurait pu ne jamais se remettre de cette consécration si précoce. Et puis on lui a proposé d'adapter Elmore Leonard.

Jennifer Lopez et George Clooney dans «Hors d'atteinte» | Capture d'écran via YouTube
Jennifer Lopez et George Clooney dans «Hors d'atteinte» | Capture d'écran via YouTube

Temps de lecture: 9 minutes

Cannes, mai 1989. Le jury présidé par Wim Wenders –où figurent également Sally Field, Hector Babenco ou encore Krzysztof Kieślowski– décerne la Palme d'Or à Sexe, mensonges et vidéo, premier long-métrage d'un réalisateur âgé de 26 ans, Steven Soderbergh.

L'émoi est immense: si le film a fait plutôt sensation, beaucoup imaginaient que la récompense suprême reviendrait à Do the right thing de Spike Lee. À commencer par Lee lui-même, qui cria à l'injustice et déclara un peu plus tard qu'il avait fait graver le nom de Wenders dans le bois de sa batte de base-ball, comme le raconte Karim Madani dans sa biographie du réalisateur.

Écrit en une semaine et totalement bouclé en moins d'un an, le film permet à Soderbergh de passer à la postérité –rares sont les cinéastes palmés pour leur premier long– mais aussi de devenir le chouchou immédiat de la critique. Sexe, mensonges et vidéo est un film puissant qui, sous un vernis de film indépendant mineur, brasse des sujets forts, subversifs et toujours d'actualité trente ans après.

C'était écrit: le petit génie Soderbergh allait tracer son propre sillon tout au long des années 1990, et bien au-delà. Il allait nous surprendre souvent, nous dérouter toujours, et confirmer immédiatement son statut de prodige. Pourtant, les nineties n'allaient pas se passer comme nous l'avions prévu. Et il faudrait sans doute un peu de temps pour comprendre qu'en revanche, Soderbergh avait sans doute fait exactement ce qu'il avait voulu.

Sexe, mensonges et films méconnus

Cela commence en 1991 par une évocation de la vie de Franz Kafka, avec Jeremy Irons dans le rôle-titre. Cela se poursuit avec King of the Hill, chronique de l'existence d'un pré-adolescent pendant la Grande Dépression. Puis vient À fleur de peau, adaptation réussie mais mineure d'un roman noir datant de 1934. Rien que des films honnêtes, œuvres d'un artisan passionné. Mais rien qui ne permette à Steven Soderbergh d'inscrire durablement son nom dans la mémoire des cinéphiles de la planète.

Fin 1996, à l'occasion de la sortie de son film suivant, Schizopolis, le journaliste Serge Kaganski écrit dans les Inrockuptibles une critique qui sonne comme un premier état des lieux de la carrière du réalisateur.

Baptisé «Soderberg» dans tout le texte –c'est dire s'il peine à exister dans la mémoire collective, le cinéaste est décrit comme «un élève cinéphile appliqué et consciencieux, un petit théoricien limité et laborieux», ayant eu du mal à rebondir après «une Palme d'or [...] bien trop écrasante». Un bilan assez juste, dont le seul élément éventuellement contestable est le dédain du critique pour Sexe, mensonges et vidéo, qualifié de «petit film».

Pour Kaganski, Schizopolis résulte d'une «volonté de reprendre possession de soi», ce qui est assez exact. Il s'agit du premier film de Soderbergh que j'ai vu, au hasard de mes divagations d'ado cinéphage, un matin sur Canal+. Il ne m'en reste que des bribes, mais surtout l'impression d'un cinéaste assez fou, drôle et dérangeant, quelque part entre Kafka et Mike Judge. Soderbergh s'y octroyait le premier rôle, payant de sa personne et déformant son visage façon Jim Carrey pour mieux créer le malaise. Pour la première fois, un film de Soderbergh est drôle –«nouveauté chez lui», écrit Kaganski.

Le film ne sort que dans quelques salles et ne réunit qu'une poignée de curieuses et de curieux –5.389 entrées en France, d'après les sites spécialisés. Mais au diable les chiffres: c'est peut-être là que tout se joue. Soderbergh se découvre –ou se redécouvre– comme une deuxième version de lui-même. La mise à jour suivante n'en sera que plus stupéfiante.

Get Steven

Sans doute parce qu'il a réalisé King of the Hill et À fleur de peau pour Universal, le nom de Soderbergh finit par apparaître sur une liste de cinéastes pressentis pour réaliser l'adaptation cinématographique de Loin des yeux [Out of Sight, en version originale], un roman écrit par Elmore Leonard en 1996. C'est Danny DeVito qui en a acquis les droits, après le succès de Get Shorty [ZigZag Movie, en version français] de Barry Sonnenfeld, autre adaptation d'un roman de Leonard.

Comme souvent, c'est grâce au refus de plusieurs grands noms que Soderbergh finit par devenir une priorité. Barry Sonnenfeld préfère se consacrer à un projet nommé Men in Black. Mike Newell (Quatre mariages et un enterrement) refuse, estimant que ce polar lui semble trop proche de son récent Donnie Brasco. Cameron Crowe décline également. Les rencontres respectives de Sydney Pollack et de Ted Demme avec les pontes d'Universal ne donnent rien non plus.

Finalement, Soderbergh est contacté par Casey Silver, le patron d'Universal. Le réalisateur commence par refuser le projet, raconte un article du site Creative Screenwriting. Mais Silver insiste et lui tient ce discours: «Si tu ne veux pas faire ce film, c'est que tu ne veux plus faire de films. C'est tout à fait ton rayon, il faut que tu le fasses». Après avoir lourdement insisté en précisant à Soderbergh que ce genre d'opportunité ne se représenterait pas de sitôt pour lui, Silver finit par obtenir gain de cause.

Scott Frank, déjà à l'œuvre sur Get Shorty, écrit l'adaptation du roman d'Elmore Leonard. Au cœur du film, la rencontre entre Jack Foley, un braqueur tout sauf violent qui vide les coffres des banques avec sourire et douceur, et Karen Sisco, une marshal qui tente de mettre fin à sa cavale avant de se retrouver enfermée avec lui dans un coffre de voiture. C'est dans ce lieu plutôt inhabituel que des sentiments vont naître entre la policière et le malfrat. La suite? Un polar décontracté mais loin d'être dépourvu de fond, agrémenté d'une romance moite et impossible entre Foley et Sisco.

En 1998, encerclé par tout un tas de grands films de grands cinéastes, Hors d'atteinte fait à peine office de challenger. Un statut qui lui va parfaitement, le film étant lui-même à la gloire des outsiders.

Autant dire que sa réception est pour le moins inattendue. Le film totalise un score de 93% sur Rotten Tomatoes, et la critique française est à l'unisson. Dans Première, la bible de mon adolescence, Éric Libiot décrit le film en ces mots: «une limpidité remarquable, un sens du tempo allegro, et les neurones qui s'émoustillent».

Avènement de George Clooney

Même la couverture du magazine (n°261, décembre 1998) annonce la couleur avec franc-parler: «Braqueur de banques amoureux de Jennifer Lopez, George Clooney trouve enfin un bon rôle dans un bon film». À cette date, l'acteur est surtout associé à la série Urgences, au surévalué Une nuit en enfer et au fiasco absolu de Batman & Robin.

Hors d'atteinte est une surprise absolue, un bonbon à la fois haletant, sexy, flegmatique et inquiet. Effectivement, Clooney y fait des étincelles, donnant pour la première fois corps à son désormais fameux personnage de séducteur un peu loser mais flamboyant quand même.

Danny Ocean (Ocean's Eleven et ses suites), Ryan Bingham (In the Air) et tous les personnages incarnés par l'acteur chez les frères Coen doivent quelque chose à Jack Foley et à Steven Soderbergh. Sans ce film, Clooney serait peut-être resté à jamais un sympathique bellâtre un peu trop premier degré, éternel célibataire au regard pénétrant et au cochon domestique nommé Max.

Même si Elmore Leonard imaginait davantage un Jack Nicholson ou un Sean Connery pour le rôle (mais à quel âge?), Clooney a vite été une évidence pour Soderbergh. Jack Foley, c'était lui.

En revanche, Jennifer Lopez a failli ne jamais être Karen Sisco. La tenace marshal aurait dû être incarnée par Sandra Bullock, dont les essais avec Clooney avaient été très concluants, raconte Soderbergh au site Industry Central. «Il y avait une vraie alchimie, mais pas pour ce film. Sandra et George doivent vraiment faire un film ensemble, mais leur couple n'est pas du Elmore Leonard. Alors que George et Jennifer dans une même pièce, voilà l'énergie dont le film a besoin.»

Bullock et Clooney attendront une quinzaine d'années avant de travailler ensemble, dans un film d'auteur intimiste nommé Gravity –ce qui valait sans doute le coup de patienter.

Le film aurait effectivement eu une autre énergie avec Sandra Bullock dans le rôle principal féminin, mais impossible d'imaginer qu'elle puisse faire mieux que Jennifer Lopez. Peu après U Turn d'Oliver Stone et juste avant The Cell de Tarsem Singh, l'actrice-chanteuse semblait être en train de poser les bases d'une filmographie que l'on imaginait pouvoir devenir foisonnante.

Lopez est totalement crédible dans le rôle de Karen Sisco. Son autorité et son charisme lui permettent de faire définitivement comprendre à tout le monde qu'elle n'est pas faite que pour jouer les femmes fatales ou les latino-américaines de service. On regrette sincèrement que la carrière cinématographique de l'actrice se soit quasiment arrêtée là, à quelques comédies romantiques et mauvais choix près.

«50 States Project» soderberghien

Si Hors d'atteinte sortait en 2018, on le jugerait sans doute avec presqu'autant d'enthousiasme qu'en 1998, mais l'effet de surprise n'y serait plus. Du premier au dernier plan, le film est marqué tout entier de l'empreinte de Steven Soderbergh.

Il y a cette affection toute particulière pour les personnages de seconde zone, et cet amour absolu pour les Arsène Lupin des temps modernes. La trilogie Ocean's et le récent Logan Lucky en sont des exemples criants.

Il y a aussi cette fascination absolue, digne d'un Frederick Wiseman, pour l'Amérique, ses lieux, ses habitantes et habitants. Sexe, mensonges et vidéo se déroulait dans une zone résidentielle de Baton Rouge, en Louisiane. Hors d'atteinte se passe notamment dans la banlieue de Detroit (Michigan). Bubble a pour théâtre une ville inconnue bordée par la rivière Ohio, Logan Lucky démarre dans le comté de Boone, en Virginie occidentale. Quant à Ocean's Eleven, il se déroule évidemment à Las Vegas.

La filmographie de Soderbergh ressemble au «50 States Project» du musicien Sufjan Stevens, qui affirmait vouloir enregistrer un album par État américain. C'est une exploration approfondie de chaque coin et recoin du pays, des zones les plus denses aux contrées les plus dévastées.

Après avoir annoncé qu'il comptait arrêter sa carrière, le cinéaste semble reparti pour un tour, sa dernière lubie consistant désormais à tourner uniquement à l'iPhone, comme c'est le cas pour Paranoïa, sa dernière réalisation.

Toujours est-il que c'est sans doute avec Hors d'atteinte que l'on a réellement commencé à sentir à quel point Steven Soderbergh était profondément attaché à son pays et aux personnes qui le composent. Sexe, mensonges et vidéo était sans doute trop laconique et méprisant pour cela; quant aux films suivants, déjà aurait-il fallu avoir la possibilité de les voir à l'époque.

Ce qu'il y a de si beau dans Hors d'atteinte et dans la majorité des films qui ont suivi, c'est ce regard si doux, parfois moqueur mais jamais condescendant, porté par le réalisateur sur ces gens qui galèrent puis se fixent des objectifs parfois inaccessibles. Et cette façon d'apporter un regard décalé sur le rêve américain: chez Soderbergh, on peut réussir même quand on échoue, et vice-versa.

À ce titre, Jack Foley mérite totalement le titre de loser magnifique –un modèle que Clooney tentera d'ailleurs de singer, totalement en vain, dans certaines de ses propres réalisations, de Jeux de dupes à Monuments Men.

Quelque chose de Tarantino

Différents commentaires ont rapproché Hors d'atteinte de Pulp Fiction, à commencer par le célèbre critique Roger Ebert, qui écrivit un long texte très élogieux à propos du film: «C'est le premier film à composer avec l'influence énorme de Pulp Fiction au lieu de simplement l'imiter. Il y a les jeux sur la chronologie, les dialogues entre voyous, les situations violentes et absurdes... Mais le film a aussi sa propre texture. On dirait un morceau pour quatuor à cordes, mais avec des mots au lieu de la musique, et des branques à la place des musiciens».

On trouve effectivement quelque chose d'un peu pulpesque dans le film, mais avec davantage d'humilité chez Soderbergh. Celui-ci doit d'ailleurs une fière chandelle à Quentin Tarantino, qui venait de tourner Jackie Brown au moment où Hors d'atteinte se préparait. Jackie Brown est également une adaptation d'un roman d'Elmore Leonard, Punch créole, et les deux univers sont loin d'être imperméables.

Le personnage de Ray Nicolette, flic incarné par Michael Keaton dans Jackie Brown, est notamment commun aux deux films. Le long-métrage de Tarantino ayant été tourné en premier, c'est Miramax qui détenait les droits sur le personnage. Soderbergh voulant le faire apparaître dans une scène en fin de film, c'est Quentin Tarantino lui-même qui a demandé à Miramax de laisser Universal –et donc Soderbergh– utiliser librement le personnage et de faire appel au même acteur.

C'est ainsi que Michael Keaton a pu retrouver brièvement son rôle dans Hors d'atteinte, tout comme un certain Samuel L. Jackson, alias Ordell Robbie –sans le bérêt Kangol, mais avec le costume de taulard.

Une affaire de montage

N'y voyez aucun double sens, mais en 2015, Hors d'atteinte a été désigné parmi les soixante-quinze films les mieux montés de l'histoire par un panel d'experts et d'expertes appartenant à la Motion Picture Editors Guild.

Le style si décontracté du film, à la fois pince-sans-rire et haletant, doit en effet beaucoup au travail d'Anne V. Coates, monteuse née en 1925 et décédée en mai dernier, qui retravailla par la suite avec Soderbergh sur Erin Brockovich. Lauréate de l'Oscar du meilleur montage en 1963 pour Lawrence d'Arabie, elle fut nommée quatre autres fois, dont la dernière pour Hors d'atteinte.

D'après le site Mental Floss, la fameuse scène du coffre dans lequel Karen Sisco et Jack Foley font connaissance avait d'abord été tournée en plan-séquence par Soderbergh. Quarante-cinq prises plus tard, le résultat manquant de rythme, le cinéaste décida au contraire de jouer avec la précision du cadre et du montage, avec à l'arrivée l'impression paradoxale d'obtenir un résultat plus fluide.

C'est sur le tournage de Hors d'atteinte, puis dans la salle de montage, que Steven Soderbergh semble s'être découvert, ou en tout cas redécouvert. Et revoir le film vingt ans après sa sortie donne également l'impression de faire connaissance avec lui pour la première fois.

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