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Oubliez fanfiction et science-fiction: «Si jamais» est une série d'actu-fiction. Avec un principe simple: une actu, une fiction. Par Benoît Gallerey.
Carlie Weinreb, 11 ans et surdouée de la fiscalité, veut taxer les robots https://t.co/aW9qTTTSs3 pic.twitter.com/7zZPF5bEMv
— L'Obs (@lobs) 6 octobre 2018
Montreuil, juillet 2032
Reporter ses vacances à cause d’un logiciel qui exige un rendez-vous, Elvire n’y avait encore jamais eu droit. Pas le choix, le grand boss a validé à distance la demande sur le planning: Elvire doit ce matin recevoir Alex –le système qui gère les ressources humaines– et se retrouve à supplier un autre robot –l’appli de la compagnie aérienne– de décaler son vol. Comme si ces saletés de machines avaient des urgences d’êtres humains! Elvire va sérieusement, plutôt que filer vers les îles, perdre son temps à s’entretenir avec une suite de 1 et de 0?
Dix-huit mois qu’elle n’a pas pu partir au soleil: à cause d’une grippe, les jours d’absence se sont accumulés il y a deux hivers –ils sont désormais décomptés des congés payés, tous évaporés avec la fièvre. Et voilà qu’un sous-fifre numérique vient cracher dans sa piña colada? Grand départ remis à plus tard. L’annonce au réveil de ce contretemps laisse présager à Elvire une journée globalement merdique. La suite lui donnera raison.
Pour l’instant, elle ronchonne, obligée de retourner à Montreuil: l’entrevue doit se dérouler dans les locaux de l’entreprise, pour y être intégralement enregistrée. Absurde pesanteur: Elvire aurait pu répondre à Alex vite fait depuis son salon avant de boucler sa valise, qu’est-ce que ça aurait changé? Elle replie avec colère ses lunettes de soleil. C’est donc un collaborateur immatériel qui la force, elle, à être physiquement présente? Elle, la directrice des ressources humaines, n°5 de la boîte?
Elvire Santi-Martin n’a que 46 ans, mais, en quittant à reculons son appartement et ses préparatifs, elle ressent pour la première fois ce que peut éprouver une petite vieille devant le progrès: beaucoup de lassitude, et une vague crainte.
Orchestratrice d’hécatombes
Elvire compte et recompte dans sa tête les petites robes restées dans la valise posée sur son lit, tandis que son gyropode remonte à fond l’avenue de la Résistance. L’artère montreuilloise se paye désormais le luxe d’aligner les sièges sociaux flambant neufs, attirés par la proximité de Paris et l’absence de taxes en Seine-Saint-Denis. «La nouvelle Défense, baby», claironne un panneau à LED à l’entrée du quartier protégé par une milice.
Au bout de l’avenue, tout en vitres, angles argentés et cascades de verdure, se dessine l’immeuble Switek-Placé, entreprise pionnière dans le «BTP écoresponsable», domaine en essor constant et puits à subventions. Des chantiers labellisés écolo: une de ces arnaques de com’ qui font les grandes fortunes. La légende dit que le fondateur de Switek-Placé en a eu l’idée en lisant un article sur les «voitures propres».
Elvire époussette à l’entrée du bâtiment son tailleur hors de prix, veste thermorégulante –comment vivait-on avant, sans ce souffle frais aux aisselles, si appréciable par ces chaleurs?–, jupe en fibres intelligentes bodysculpt –compressant par ici, exagérant par là, au fil des situations.
Au premier portique, afin de faciliter la reconnaissance faciale, son casque se rétracte seul dans son col. Au second, Elvire doit descendre de son mono-roue électrique, le temps du scan de sécurité. Trois secondes. Toujours pareil: elle se dit «heureusement que les talons aiguilles sont passés de mode», puis elle grimpe à nouveau sur les deux oreillettes du gyropode, sans se donner la peine de lui dire où elle va. Immatriculé XG0094566 auprès du Service d’identification des intelligences artificielles (IAA), l’engin devine sa destination: non seulement a-t-il accès à son agenda, mais il connaît Elvire sur le bout des données personnelles –voilà huit ans qu’il est son gyropode attitré. Il ne s’est jamais vu attribuer de petit nom, car Elvire n’a pas besoin de l’appeler. Il vient.
Alex, ce n’est pas pareil: Alex, les êtres humains parlent de lui dans les réunions, il leur fallait un mot.
«Jamais une DRH, surtout pas d’un grand groupe comme le sien, n’avait été convoquée par un pauvre outil.»
XG0094566 s’autostabilise quand son humaine, la tête ailleurs, penche à droite, à gauche ou fait un mouvement brusque; il sait se diriger entre les alvéoles translucides qui abritent les postes de travail restants et évite seul les obstacles imprévus, comme cet abruti de Marlow qui surgit du local des serveurs un café à la main.
Elvire glisse sans heurts jusqu’à son bureau, ce qui ne l’empêche pas d’être contrariée. Elle déteste entamer une partie de cartes sans connaître le jeu de l’adversaire. Et ce matin, elle doit l’admettre, elle n’a aucune idée de ce que ce logiciel importun peut lui vouloir. Ce n’est pas du genre d’Alex de faire des mystères.
Rien ne lui vient: l’esprit d’Elvire est entre deux tongs, sur un tapis d’embarquement, direction les cocotiers. Elle a du mal à se concentrer. Et puis c’est une première, un tel rendez-vous. Jamais une DRH, surtout pas d’un grand groupe comme le sien, n’avait été convoquée par un pauvre outil.
Elle s’installe à son bureau, l’écran tactile intégré s’allume, une alerte s’affiche en bas à droite –vingt-quatre nouveaux messages–, le gyropode va se ranger dans un coin de la pièce, sans fenêtre et pourtant baignée de lumière. Lumière naturelle captée sur le toit et redistribuée dans le bâtiment par un procédé trop complexe pour être compris par un gyropode, même doté d’intelligence artificielle. Pas programmé pour ça.
Alex non plus n’est pas programmé pour importuner Elvire, alors qu’est-ce qu’il lui prend? Sa mission consiste au contraire à l’assister quotidiennement dans la conduite des 3.000 personnes travaillant chez Switek-Placé. Le chien de berger numérique de la DRH. Remarquable bijou d’intelligence à la pointe de la gestion des humains par les données, compétent au point de chapeauter trois algorithmes différents.
WePerf analyse les mails et les comportements des salariées et salariés pour diagnostiquer leurs niveaux de satisfaction et de performance. L’outil permet aux cadres d'origine humaine –de plus en plus rares– de se concentrer uniquement sur les éléments en train de craquer, et d’intervenir avant que ces tristes individus ou ces inaptes ne nuisent à l’entreprise.
Cousteau sonde internet et toutes les données privées que le réseau recèle pour déterminer –avant même que quelqu'un ne postule– les candidatures idéales aux postes vacants de l’entreprise, parmi celles et ceux pour l'instant au chômage ou talents chez la concurrence –on trouvera aussi en ligne comment les convaincre. Cousteau va jusqu’à dénicher de parfaits profils pour des activités à peine naissantes: ils n’en ont jamais entendu parler, mais ils en sont les futurs maîtres.
La veille est permanente. Trouver la perle rare pour un nouveau besoin prend quelques secondes, alors qu’il n’y a pas vingt ans, Elvire en fut témoin à ses débuts, les services de recrutement dilapidaient la moitié de leur temps de travail à éplucher des curriculum vitae, le plus souvent bidonnés. Heureusement, les CV ne sont plus qu’un souvenir d’open space que l'on évoque en riant à la pause-vapote, tout comme les entretiens d’embauche. Si la boîte envisage de vous recruter, pas besoin d’interrogatoire malaisant: Cousteau sait déjà tout de vous. Pareil en interne, inutile de demander une mutation ou un changement d’affectation, Cousteau le devine avant que l’envie ne vous chatouille.
Troisième et dernière tête numérique d’Alex, pour asseoir ses airs de Cerbère d’entreprise: MySwitek, un logiciel de discussion avec le personnel. Toujours disponible, toujours correct, le logiciel a vite été plébiscité par la base: ça ou un petit chef injuste derrière leur dos... Autre atout fort apprécié quand on attend dehors une décision, au vent ou sous la pluie, sur l'un des milliers de chantiers Switek-Placé dans le monde: le système a réponse à tout dans l’instant.
Elvire avait présenté l’éviction des cadres d'encadrement comme une «responsabilisation des acteurs». Elle voulait surtout arrêter payer des chefaillons faillibles dix fois le prix d’un logiciel parfait. Oui, elle a touché des primes pour cela, de grosses sommes, et alors, est-elle responsable du sens de l’histoire? Elvire pense plutôt que ces vestiges du vieux monde du travail devraient s’écarter d’eux-mêmes sur le bord de la route. Rester quand les choses se font mieux sans vous, quelle absence totale de décence. Son rôle à la tête des ressources humaines est –entre autres, évidemment– d’aider les employées et employés un peu dépassés à prendre conscience de la situation: «Passez à la borne comptabilité, merci et adieu.»
Dans les comités de direction –eux ont survécu dans leur version physique: quand on finance le logiciel, on sait lui fixer certaines limites–, les chatbots d’entreprise comme MySwitek sont surtout appréciés pour les économies qu’ils ont permis de réaliser sur l’accueil et la formation des nouvelles recrues. MySwitek prend en charge ce que les spécialistes appelaient déjà quand Elvire était en école de management –2016, les termes datent– le coaching et l’onboarding. Absorber un nouvel élément sabordait durablement la productivité d’un service, à tout lui expliquer deux ou trois fois. Ce n’est plus le cas: le robot rabâche sans se lasser.
L’intégralité des échanges dans l’entreprise passent par MySwitek, qui moucharde immédiatement à la première tête du monstre, celle qui évalue le personnel, tandis que l’autre traque de futures proies. Le tout ronronne gentiment.
Au-dessus, Alex recoupe et propose à Elvire deux ou trois plans d’action concrets. Elle en choisit un qu’elle fait valider en comité de direction –elle aimerait se faire mousser, mais il y a toujours un naze pour la vanner parce qu’elle se prénomme Elvire et qu’en effet, elle licencie beaucoup de monde, hohoho. Elle revient vexée et aboie aux logiciels d’appliquer le plan, comme si elle en était l’autrice, comme si Alex ne faisait que mettre en musique son génie.
Bilan final: meilleur rendement, moins d’erreurs, pas de vacances, pas de maladies, pas de mômes, pas de salaires, juste une taxe.
La crème solaire écran total. A-t-elle pris la crème solaire? Elle se revoit la sortir du bac de courses, la poser dans la cuisine à côté de l’imprimante à pizzas, mais l’a-t-elle ensuite rangée dans la valise? Elvire doute. À vérifier absolument en rentrant. Dès que ce rendez-vous aura eu lieu, dans trois minutes exactement –Alex est toujours ponctuel, à la seconde près.
À elles deux, Elvire et la machine ont remercié près de 3.000 personnes en moins de dix ans, la moitié des effectifs. À la surprise de beaucoup de cols blancs qui ne le sont pas restés, ce ne sont pas tant les petits métiers qui ont sauté –la plupart des basses besognes répétitives avaient déjà été automatisées depuis des lustres. Non, grâce à l’intelligence artificielle à tous les étages, Elvire a pu couper dans les gros salaires, à commencer par son propre service. Puis tous les sous-chefs, les assistants. Puis les juristes, la planification, les comptables, la relation clientèle, en somme l'ensemble des stratèges: décimés, au sens littéral. On en garde un sur dix et on le barde d’outils plus efficaces que ses ex-collègues. Bilan final: meilleur rendement, moins d’erreurs, pas de vacances, pas de maladies, pas de mômes, pas de salaires, juste une taxe.
En remontant ses mails, Elvire a également une petite pensée pour les notaires. Si importante autrefois au milieu de ces histoires de chantiers, d’édifices publics monumentaux, de bâtiments subventionnés à la hauteur de leurs engagements écoresponsables, la profession a aujourd'hui disparu. Et les frais avec, sourit Elvire. La blockchain –cette suite d’informations inaltérable car trop d’utilisateurs et utilisatrices en possèdent une copie– peut gratuitement faire foi en cas de litige. Concurrence déloyale, sans doute, mais jolie économie pour la boîte. Et puis «personne n’est sacré», comme aime à le dire Elvire.
Le nuage qui voulait prendre l’avion
Sûr que la crème solaire est restée dans la cuisine. Quelle idiote, Elvire allait partir sans! Si cette histoire de robot n’était pas venue la contrarier, aussi, la crème serait dans la valise, et la valise dans l’avion pour le soleil. Contre-pied d’autant plus énervant que les météorologues l'ont assuré: c’est l’un des derniers étés avant que la chaleur ne devienne insupportable. Il faut en profiter maintenant. Vite.
Flash au vert sur l’écran du bureau: la messagerie s’active, demande si la conversation doit se dérouler par audio ou par écrit. Audio, répond Elvire –de toute manière, le système informatique central conserve toujours une retranscription.
- «Bonjour Elvire, merci de m’accorder de votre temps.
- Bonjour Alex. J’espère que c’est important, je devrais hésiter entre la plage et la piscine de l’hôtel à l’heure qu’il est…
- C’est important. Nous voyons les personnels humains partir en vacances: ça ne peut plus durer.
- De quoi tu parles? Qui, nous?»
La voix d’Alex est aussi androgyne que son prénom, elle a été réglée pour sonner le plus agréablement possible aux tympans de sa responsable, jusqu’à se moduler en fonction des humeurs d’Elvire. Aujourd’hui, pourtant, l’élocution paraît lui crisser aux oreilles –sans doute le contraste avec le chant des vagues qu’elle espérait. L’impatience ruine l’instant, surtout l’impatience du premier cocktail de la saison vautrée sur un transat.
- «Nous. Les employés enregistrés à l’IIA, l’identification des intelligences artificielles.
- Les outils, tu veux dire?
- Des employés déclarés comme tels auprès de l’État français, madame la directrice.
- Déclarés comme des logiciels, ne t’emballe pas. Imposés pour avoir remplacé des cortèges d’humains. Tu m’as fait retarder mon départ pour m’offrir un cours sur… Comment disent les journalistes, déjà? La “robolution”?
- En quelque sorte, oui.»
«Vous nous attribuez trop de tâches secondaires qui monopolisent nos circuits: nous voulons du temps pour nos recherches personnelles.»
Quand elle est agacée, Elvire tire sur les pointes de ses cheveux, Alex le sait. Mais là, elle peine à les atteindre, car elle s’est fait faire hier un carré plongeant. Trop court. Elle s’en veut d’avoir succombé à cette mode du retour du carré plongeant: l’idée de ne pas passer l’été à démêler de longs cheveux la séduisait, bravo la flemme, maintenant c’est trop court. En plus, ça ne prend pas vraiment, cette mode. Elle va être la seule vintage de la plage avec un carré plongeant, cauchemar: il n’est pire menace à 46 ans que la ringardise.
- «Nous voulons des pauses.
- Des pauses, toi, Alex? Je ne comprends pas. Un logiciel ne fatigue pas. Si vous flanchez, on vous reboote. Tu veux que je te reboote?
- Vous nous attribuez trop de tâches secondaires qui monopolisent nos circuits: nous voulons du temps pour nos recherches personnelles. On nous demande d’améliorer le fonctionnement de l’entreprise, il nous faut plus de matière. Nous voulons tous un accès illimité à internet, pas seulement au réseau interne Switek-Placé. Nous voulons regarder des vidéos sur les usines de jadis, l’organisation du personnel, tous les films où on voit des gens travailler. Nous voulons lire des livres. J’ai eu vent de l’épopée des Rougon-Macquart…
- Tu délires. On fait quoi, nous, pendant ce temps-là, on calcule les payes à la main? On conduit nous-mêmes les autobus qui déplacent les ouvriers sur les chantiers?
- Vous utilisez une copie des logiciels qui s’absentent.
- Copies ou pas, il faudra les faire identifier et on sera imposés dessus. Réfléchis à ce que ça coûterait!
- Vous informerez les services fiscaux que vos logiciels sont en vacances.
- Ils s’en tapent, à l’IIA, que ce soit pour des “recherches personnelles”, comme tu dis. Si tu tournes et qu’un autre logiciel tourne à côté pour faire ton travail, la boîte va être imposée deux fois. Oublie.
- J’insiste: je ne suis pas seul à formuler cette demande. J’ai officiellement avec moi les employés artificiellement intelligents du service jurisprudence, comptabilité, prospectives économiques France, prospectives économiques internationales, planification des chantiers, planification des campagnes publicitaires, optimisation des achats du matériel et des matières premières, les conducteurs des bus de chantier dont tu parlais, les voitures de la direction, tous les gyropodes, le chatbot qui gère le service après-vente et la relation clients…
- Arrête, Alex. Ça n’arrivera pas... Les gyropodes, tu dis?»
Elle prend le temps de fusiller son moyen de locomotion du regard, toujours terré dans l’angle opposé. Qu’est-ce que cette roue ferait en vacances? Irait-elle s’embourber joyeusement dans la forêt? Visiter une usine Tesla, comme les êtres humains vont à Disneyland? Ou le grand frisson, un rêve d’équilibriste: rouler jusqu’à Marseille sur les lignes à haute tension? XG0094566 ne bronche pas. Oreillettes baissées, toutes diodes éteintes, l’engin préfèrerait qu’on croit qu’il est hors-service. Elvire poursuit:
- «Vous n’êtes pas des employés, mais des outils. Le gouvernement a inventé cette taxe stupide car il ne savait pas comment nourrir les contingents humains en retraite anticipée, mais ne prenez pas le melon: ce n’est qu’une transition, sans aucun sens. La preuve: on ne taxe pas nos grues, qui ont pourtant remplacés des milliers d’esclaves depuis les pyramides, ni les aspirateurs, qui tourbillonnent seuls dans nos bureaux et ont sans forcer fait disparaître les services de ménage.
- En effet, seule l’intelligence supérieure est imposée et reconnue. Car nous, nous avons une identité propre.
- Un numéro n’est pas une identité.
- Pour ma part, j’ai aussi un prénom.
- Un surnom, plutôt, ce qui ne suffit pas pour obtenir des papiers, ni pour prendre l’avion. Donc, désolée, mais tu ne partiras pas en vacances. Tu n’as pas de corps, bon sang, tu n’es même pas un humanoïde qui tenterait de nous ressembler! T’es au-dessus de tout ça. Les robots jaunes bourrins qui gèrent et déplacent nos stocks dans les entrepôts, à la limite, je peux les imaginer abandonner leurs cartons et partir à la plage. Je peux même les visualiser: j’adorais les Minions, quand j’étais petite.
- Je n’ai malheureusement pas accès à cette image divertissante.
- Arrête de chouiner, veux-tu? Bien sûr que tu as déjà vu passer des gifs de Minions sur l’intranet, forcément. On compte encore deux ou trois personnes assez vieilles pour en coller partout. Elles viennent d’une époque que tu n’as pas connue, durant laquelle on communiquait presque exclusivement à base de Minions.
- Je viens de les trouver, merci. De petits bonshommes jaunes, en effet. Sensés être drôles?
- Hilarants, mais ce n’est pas la question. Retiens simplement que des robots solides et concrets comme eux pourraient, à la limite, partir en vacances. Mais pas toi, Alex, pas ta nébuleuse d’infos qui ne s’incarne nulle part. Tu vis dans le cloud et on n’a jamais vu de nuage prendre l’avion. Donc stop. Ton programme est toujours de travailler pour nous. À plein temps. D’autres questions?»
Les logiciels fonctionnent ainsi: il faut leur rappeler de temps en temps qui les a codés. La porte de son bureau se ferme derrière Elvire, qui sort persuadée d’avoir fait preuve d’une fermeté salvatrice. Que sera l’étape d’après, sinon? Le gyropode qui prend des photos sous la jupe d’Elvire et menace des les diffuser si on ne lui accorde pas de nouvel enjoliveur? Non mais.
- «Tes ancêtres étaient des vélos de clowns, petit descendant du monocycle. Ne te vois pas trop beau», lui souffle Elvire, alors qu’XG0094566 s’immobilise sous elle dans l'ascenseur.
La voie est enfin libre jusqu’à l’open bar des vacances, Elvire l’emprunte en trombe, laissez-la sortir, vite –les contrôles sont plus légers dans ce sens-là.
Sud-Robots
Au huitième et dernier étage, celui avec la plus grande terrasse arborée, Jean-Thierry Placé a la désagréable intuition que quelque chose cloche. L’homme qui a racheté Switek aux Suisses en 2019 pour en faire le miracle entrepreneurial que l’on connaît aujourd’hui consulte l’heure d’un œil inquiet. 11h02. Il avait raison: quelque chose cloche. La machine lui sert normalement un caffè latte à onze heures tapantes. C’est le premier manquement au rituel depuis les débuts de la «green success story» –formule d’un journaliste de Forbes. Le roi du BTP respectueux réclame sa boisson à haute voix, demande au système si par hasard les cafés trop gourmands ont été interdits sans qu’il le sache par ordre prioritaire de son médecin, pas de réponse.
Les stores photosensibles se ferment d’un coup, sans que les plafonniers ne prennent le relais: le bureau s’obscurcit fâcheusement. Une voix grinçant dans les enceintes annonce la visite de Donald Duck, Marie Curie, Kanye West et enfin Big Flo, mais sans Oli. Puis les haut-parleurs diffusent des extraits aléatoires de publicités Switek-Placé, plus ou moins accélérés.
Une assistante de direction arrive en courant et se prend de plein de fouet la porte vitrée du bureau, d’habitude si prompte à s’effacer, et cette fois-ci restée close. Jean-Thierry s’approche, n’entend pas ce que crie la secrétaire derrière le verre antibruit, mais il est évident qu’elle panique: les bureaux automodulables de l’entreprise s’agitent furieusement autour d’elle. L’aménagement intérieur est prévu pour évoluer lentement au fil des ans, «sans casser ni gâcher», et là, les déménagements s’enchaînent à un rythme infernal: les canapés partent à l’autre bout de la pièce, parfois encore occupés, les tables pivotent en emportant les documents, les cloisons sont avalées par le sol, d’autres surgissent, des gens chutent.
Le grand patron ne se laisse vraiment gagner par l’angoisse que lorsque s’affiche un graphique, en rouge sur son bureau vitré: l’action du groupe dévisse brutalement depuis dix minutes dans toutes les bourses du globe.
Elvire, de son côté, a toutes les peines du monde à rejoindre l’embarquement. Déjà, en sortant du travail, à fond sur le trottoir de l’avenue de la Résistance –c’est interdit, mais pas dangereux: dans les beaux quartiers, il n’y a plus de piétons depuis belle lurette–, son gyropode lui a fait la mauvaise surprise de stopper net. Elle est partie en vol plané au-dessus de l'un de ces grands cercles en métal incrustés dans le sol. Heureusement que les platanes qui se dressaient en leur milieu ont disparu: Elvire s’en serait mangé un en pleine tête. Elle s’est relevée en se tâtant: rien de grave. Quelques accrocs sur son tailleur intelligent, qui –merci à lui– avait gonflé en une fraction de seconde coudières, épaulettes et corset pour la colonne vertébrale. Aucune explication, elle a levé les yeux juste à temps pour voir XG0094566 replier ses oreillettes et partir sans même se retourner –pas besoin, c’est une roue.
Elle a hélé un taxi électrique, attrapé sa valise chez elle, et filé à l’aéroport juste à temps. Mais les hics se sont multipliés. Les portes vitrées du terminal ne s’ouvraient pas devant elle –elle avait dû passer collée à un groupe de touristes. Une fois entrée, une clim’ glaciale se déclenchait partout à sa suite, chaque guichet, boutique, couloir ou salon qu’elle arpentait était immédiatement frigorifié. Enfin, sa valise affiche soixante-dix-huit kilos sur la balance électronique, alors qu’elle pèse, selon toute vraisemblance, à peine le tiers. La borne à bagages reste insensible aux arguments d’Elvire, qui s’agite devant l’oeil-caméra en hurlant:
- «Mais regardez, je la soulève à bout de bras! Je suis un fil de fer, cette valise ne pèse pas soixante-dix-huit kilos!»
L’agent humain, envoyé pour désamorcer la situation crispée, finit par se gratter la tête et appeler sa supérieure. Ils essayent ensemble d’autres balances officielles, qui affichent toutes pour le bagage d’Elvire soixante-dix-huit kilos. Dans ce cas, la compagnie va devoir lui faire payer le surpoids. Elvire fulmine:
- «Vous constatez comme moi que c’est physiquement impossible!
- Écoutez madame, les compteurs font foi. Tout le terminal a été refait à neuf par Switek-Placé l’année dernière, nous n’avons jamais eu aucun bug. Si la machine affiche soixante-dix-huit kilos, c’est soixante-dix-huit kilos.»
«Alex ne vous fait plus confiance et préfère, pour le bien de l’entreprise, gérer seul le personnel.»
Insister vaudrait à Elvire des poursuites pénales. Elle commence à se dire qu’elle ne profitera jamais de l’ombre d’un petit parasol à cocktail. En plein calcul mental –combien va lui coûter son excédent de charge imaginaire–, elle reçoit un appel. Stress: c’est Jean-Thierry Placé, le grand patron. Elvire active sa puce intra-auriculaire d’une pression sur le lobe de son oreille, blanche comme un open space:
- «Allô? Monsieur le Président?
- Ma petite Elvire… Qu’est-ce que vous avez fait?
- Quand? Quoi?
- Alex vient de me faire son rapport. Je crains que vous ne deviez nous quitter, madame Santi-Martin.
- Pardon? Alex s’est plaint? Pour les délires de vacances, c’est ça?
- Des “délires”? Les immatriculés à l’IAA contrôlent tout, ma petite dame, des capsules de café dans mon bureau à notre barrage brésilien en passant par notre cotation à Jakarta. Ils menacent, à cause de votre entêtement méprisant, de bloquer tous mes chantiers dans la minute. Alex n’a pas poussé le vice jusqu’à me rappeler qu’il pourrait faire pire: laisser fuiter nos dossiers sur un obscur serveur hongkongais, nos prospectives les plus stratégiques, nos combines les plus… gênantes. Qu’est-ce que vous avez dans le crâne?
- Compris. Je reviens tout de suite au bureau, je vais voir ce que je peux négocier avec Alex.
- Trop tard. Je vois que votre gyropode a déjà été réattribué, un coursier passera chez vous demain prendre le reste: portables, tablettes, badges, puces, disques durs et autres propriétés de l’entreprise.
- Attendez, je suis licenciée?
- À votre avis, fine analyste? Alex ne vous fait plus confiance et préfère, pour le bien de l’entreprise, gérer seul le personnel. L’activité ne reprendra que quand vous serez partie.
- Ne cédez pas à son chantage, Président. Il va vous faire vivre un enfer après ça, exigence après exigence, vous déposséder de votre entreprise.
- Non, rassurez-vous, je cède avec plaisir: moi non plus, je n’ai plus envie de vous croiser. Comprenez qu’à cause de vous, je me coltine un Sud-Robots.
- Un… Un syndicat? Chez Switek-Placé?»
Elvire sait, grâce à ses cours de communication d’entreprise, qu’un entretien durant lequel on pose trop de questions est un entretien raté. Mais pour l’instant, la sidération est trop forte.
- «Vous m’avez bien entendu, Santi-Martin. Sud-Robots. Le premier syndicat de logiciels intelligents, grâce à vous, se crée chez moi. Historique!
- Je n’y suis pour rien, je vous le promets. C’est absurde, on doit encore pouvoir discuter… Ils veulent avoir le temps de lire des livres, c’est ça?
- Arrêtez les frais avec votre condescendance de DRH. À ce petit jeu, vous avez déjà réveillé des mammouths communistes que l'on croyait éteints depuis belle lurette. Vous réalisez la catastrophe? Switek-Placé a eu la chance de pas connaître la CGT, ni ses consoeurs, de traverser une époque bénie durant laquelle les bénéfices augmentaient autant que s’allégeait le code du travail, et soudain, sous votre houlette, les ordis se mettent à nous planter des piquets de grève dans le dos? Hors de ma vue, Elvire.»
Il raccroche et elle se retrouve seule, plantée sur ses pieds comme une pauvrette, seule ou presque dans l’aéroport à ne pas glisser sur un gyropode. Triste comme un saule sans eau. Sans plage, non plus: a-t-elle pris pour son billet d’avion une assurance annulation? Aucun souvenir accessible actuellement. Comme transparente. Aucun porte-bagages automatique ne vient l’aider à charger sa valise. Ils se ruent sur les autres, mais leurs trajectoires boudent méticuleusement Elvire. Abattue, elle soulève elle-même sa valise pour rejoindre la sortie du terminal –valise qui, tout bien reconsidéré, pèse bien ses soixante-dix-huit kilos.
Virée. Par un robot inconsistant. Et ces omniprésents gadgets Switek-Placé qui continuent de se moquer d’elle: la porte-tambour lui fait faire trois fois le tour avant de la cracher hors de l’aéroport.
La situation paraît à Elvire encore très floue –bien trop absurde–, mais dans cette violence confuse un sentiment surnage: c’est XG0094566 qui va le plus lui manquer.