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La Brigade de répression des incivilités en ligne

Chaque troll devrait se méfier.

À tout moment, la BRIL peut intervenir. | Joy Real via Unsplash <a href="https://unsplash.com/photos/9D6BqumdCVE">License by</a>
À tout moment, la BRIL peut intervenir. | Joy Real via Unsplash License by

Temps de lecture: 21 minutes

Oubliez fanfiction et science-fiction: «Si jamais» est une série d'actu fiction. Avec un principe simple: une actu, une fiction. Par Benoît Gallerey.

Le Havre, septembre 2035

«Sans filtre», a précisé Esteban dans sa bio, sur les réseaux sociaux.

Il ignorait en la choisissant que cette expression est comme un signal d'alarme pour les forces de l'ordre sur internet. Les statistiques sont formelles: celles et ceux qui s’enorgueillissent de leur propre franchise au point de se présenter comme «sans filtre» sont majoritairement des êtres immatures, incapables de gérer leurs émotions et sujets en ligne à des débordements de toutes sortes.

Son dossier est tombé par hasard dans leur radar, il est maintenant affiché en surbrillance sur leur tablette, ils vont lui faire passer l'envie de bousiller le vivre-ensemble.

La visite de la BRIL

Dans le couloir d'un immeuble havrais bientôt centenaire, ils sonnent à une porte. On ouvre.

- Esteban Stürtz, je présume?
- Je… Oui.

Les hommes debout sur le palier brandissent leur carte de police, mais leurs imperméables, très vingtième siècle, auraient suffi à convaincre Esteban. Seul des flics trouvent encore stylé de porter ces pièces de musée.

- Agent Nicolas Arguizian, Brigade de répression des incivilités en ligne. Voici mon collègue, Clément Wu.

Pourquoi les chaussures cirées de ces deux corbeaux foulent-elle son paillasson? Il est bigrement tôt et Esteban, en peignoir, n’en a aucune idée. Il n’a pas encore vapoté son café, rares sont les mots disponibles dans son cerveau. Il est resté bloqué sur les imperméables –«la police en pelisse». Lui viennent aussi quelques insultes, spontanément, comme depuis vingt-cinq ans qu’il parle. Mais son petit doigt lui conseille ce matin de s'en tenir à un sobre «bonjour».

L'agent Arguizian ne semble aucunement sensible à cette délicatesse, ni à l'effort qu'elle suppose pour Esteban:

- Bonjour qui? Bonjour mon chien? La journée commence mal, jeune homme! Savez-vous que si nous vous rendons visite, c’est justement pour non-respect de la politesse? Méfiez-vous, attention, ne partez pas du mauvais pied.

Esteban regarde ses pieds, nus sur le carrelage intelligent qui lui procure une sensation de moquette tiède. Il lève le nez vers ses visiteurs matinaux, qui affichent eux une froideur toute autre. Rêche. La sévérité confiante, surjouée, de ceux qui apportent des faits concrets. Des preuves. Des doss’.

Esteban plisse les yeux, tortille du menton, hausse des épaules tout à la fois: meilleur moyen selon lui de leur signifier sa surprise et son innocence. Une descente des stups, à la limite, il aurait sué en visualisant les deux ou trois e-liquides chelous qui traînent sous son lit en attendant qu’il les vapote. Mais les «incivilités en ligne», c’est bien ce qu’ils ont dit? Les gros mots dans les commentaires, quoi. Non, Esteban ne voit pas de quoi il retourne.

- Désolé, je me réveille. J’aurais dû dire quoi? Bonjour la police? Bonjour messieurs?

Par-dessus l’épaule –pas très haute– d’Esteban, le regard d'Arguizian traverse le couloir jusqu'au salon. Sa grande taille lui permet de zieuter sans forcer. Mais que cherche-t-il, sous ses sourcils velus? Un stock d’insultes illégales, ficelées dans un coin?

- «Bonjour», c'est un début, oui. Un commencement de considération. En quinze ans de service, j’ai aussi toléré «Bonjour la BRIL», mais rien ne vaut un simple et chaleureux «Bien le bonjour messieurs les officiers de la Brigade de répression des incivilités en ligne, veuillez vous donner la peine d’entrer, vous êtes ici chez vous».
- Mais… Vous avez un mandat?

L’officier arrête en l’air sa grande chaussure cirée qui franchissait déjà le seuil. Esteban reste en travers du passage, les idées de plus en plus claires. Surtout une, qui le fouette aussi efficacement que du café: la police chez lui, assise sur son canapé, connectée à sa fibre. Hors de question.

Arguizian lève les yeux au plafond:

- Un «mandat»? Monsieur, vous regardez trop de séries américaines.

L’agent muet, Clément Wu, n’a pas besoin de parler pour se faire comprendre, ni en anglais ni en français. Ce pli sur son front signifie en langage universel: «J'ai peu de patience avec les fortes têtes.» Nicolas Arguizian lui fait signe de ne pas s’énerver tout de suite –sans doute un de leurs numéros de duettistes pour attendrir le suspect.

- N’aggravez pas votre cas, monsieur Stürtz. Et veuillez vous tenir droit quand s'adressent à vous des représentants de la République. Merci. Nous avons évidemment toutes les autorisations requises, je vous conseille donc de faire preuve d’un minimum de courtoisie, de nous inviter à passer au salon et de nous offrir un café afin que nous puissions évoquer ensemble l’affaire qui nous concerne.
- Une «affaire», carrément? Ça ne m’arrange pas, j’étais en train…
- En train de dormir, nous avions compris
, le coupe Arguizian. Paresse, ô paresse, mère de tous les vices! Nous venons vous apporter le soleil de la civilisation et vous avez le toupet de pleurnicher parce que nous vous dérangeons? Vous y croyez, monsieur Wu?

Arguizian se tourne vers son collègue en faisant mine d’halluciner. Mauvaise, la mine. Wu ouvre enfin la bouche:

- Je crois que nous avons ferré un gros poisson, un goujat des eaux profondes.

Wu a la voix parfaite pour son poste: la voix plate aux échos métalliques d’un assistant personnel numérique –ces majordomes sous forme d’enceintes qu’Esteban tient en horreur, qui ont envahi les foyers de France pour y persifler leurs avis biaisés. Une voix qui dit de son propriétaire: «Il est aussi creux qu’une machine.»

Arguizian laisse un silence pour se délecter de la formule avec une moue de mélomane –«goujat des eaux profondes», bien envoyé monsieur Wu– puis fait de nouveau face à Esteban:

- La loi vous oblige à nous laisser entrer, grossier personnage. Il ne semble pas inutile que la Brigade vous rappelle deux ou trois règles élémentaires de savoir-vivre.

Premier exemple concret: les officiers essuient ostensiblement leurs pieds sur le paillasson avant d’entrer dans le deux-pièces, sans même qu’Esteban ne leur demande.

Ferme et propre. C’est ça la BRIL.

Si Esteban les avait reçus correctement, avec la déférence qu'affectionnent les vigiles mal payés, peut-être eût-il été moins sévèrement puni. Personne ne le saura: avant d’avoir vapoté son café, Esteban n’est jamais d’humeur.

«Nous avons le droit, monsieur Stürtz, d’accéder à tout ce que vous avez posté sur les réseaux, le droit de centraliser ces informations, le droit de les recouper avec les textes de loi et d’en tirer les conséquences qui s’imposent.»

Avec ses longs cheveux en boucles crades devant les yeux, il a commencé par refuser que les bonshommes ne se loguent à son réseau domestique. Pour qui se prennent-ils? Ce ne sont même pas de vrais flics: l’État sous-traite cette mission à une société privée, ses agents sont assermentés, certes, mais même un policier municipal au passage piéton est plus flic qu’eux. C’est l'une des rares choses qu’Esteban sait de la BRIL, dont les visites n'ont jamais fait les gros titres. Une brigade si peu présente, pour être honnête, qu’elle relève plutôt de la légende urbaine.

Esteban ne le formule pas aussi crûment, heureusement: rien qu’à le laisser entendre, les deux agents prennent la mouche.

- Nous avons le droit, monsieur Stürtz, d’accéder à tout ce que vous avez posté sur les réseaux, le droit de centraliser ces informations, le droit de les recouper avec les textes de loi et d’en tirer les conséquences qui s’imposent. Tout. Ce que. Vous avez. Posté.
- Depuis toujours?
- Depuis 2020, création de la Brigade de répression des incivilités en ligne, la BRIL…
- J’ai compris qui vous êtes, merci. Mais vous venez chez les gens physiquement?
- Depuis 2020, je viens de vous le dire. Si vous me laissiez parler, malotru? Le projet gouvernemental Sammy Lorenzo, ça ne vous évoque rien, évidemment? Monsieur Wu, pouvez-vous éclairer notre jeune ami?
- Sammy Lorenzo est un pionnier qui a rendu, à coups de fact-checking, ses lettres de noblesse au journalisme en ligne. Un infatigable pourfendeur de contre-vérités.
- Un homme toujours correct. N’oublions pas de le préciser, monsieur Wu, car c’est ce qui nous importe au premier plan: toujours correct. Sammy Lorenzo n’a jamais posté de gros mot, alors qu’il était harcelé en permanence par d’odieuses hordes de trolls. Des trolls comme vous, monsieur Stürtz.
- Moi, un troll? Attendez, vous faites erreur. Je n’ai pas le temps, je vais vous raccompagner…

Mais l’officier Arguizian ramène contre le peignoir le bras qui lui indiquait la sortie:

- Vous savez ce qu’il est devenu, Sammy Lorenzo? Il garde un troupeau de yaks à l’heure où je vous parle, perdu seul quelque part dans l’immensité de l’Himalaya. Voilà cinq ans que personne n’a pu l’approcher, le simple bruit d’une notification pourrait l’achever. Vous êtes fier de vous? Répondez-moi, monsieur Stürtz, je suis un agent assermenté: êtes-vous fier de vous?
- Mais j’ai rien dit! J’insulte pas les journalistes. Ou rarement. Certains… Quand ils abusent. Jamais Sammy Lorenzo, en tous cas. Promis, je ne sais même pas qui c’est. C’est quoi l’embrouille, exactement?

Les agents se lancent entre eux un regard genre «top départ», dégainent leurs tablettes presque en même temps et se nichent d’office sur le sofa en carton compacté, entre des flasques de vodka vides, des canettes d’energy drink écrabouillées et des cartons de nouilles vegan encore plus ou moins garnis, plus ou moins moisis. Ambiance célibataire résigné. Esteban décide de ne pas aérer, ça les fera déguerpir plus vite.

- Deux alertes. Dans la même journée. Vous avez émis des réserves quant à la politique gouvernementale et vous avez utilisé le mot «connard».

Esteban tire sur la vapoteuse qu’il a enfin retrouvée sur l’imprimante à pizzas. Les autres ont tendance à la mettre dans la cuisine, mais elle trône ici sur la table basse, clef de voûte de tout ce fatras, élément central de l’organisation de la pièce. Les vapeurs de café de synthèse provoquent des palpitations au cœur d'Esteban:

- On parle d’hier, c’est ça? J’ai commenté en des termes assez vifs le projet de privatiser les prisons, c’est vrai, mais je ne me souviens pas avoir utilisé «connard».
- Sept lettres
, annonce Arguizian.
- Pas mieux, ricane son collègue.
- J’ai un C. Un O. Deux N. Puis un A. Un R. J'ai enfin un D. Sept lettres envoyées depuis votre mobile, via l’appli BoWizz, à 22h15.

La nullité de leur jeu de scène ajoute à la sidération d’Esteban:

- 22h15? Mais je ne parlais plus de politique, là, je tchatais avec un pote. Rien à voir.
- Veuillez noter, monsieur Wu: l’individu admet l’utilisation du terme.
- Oui, pour rigoler, une blague, à un ami!
- Ça vous fait rire, vous, de vous faire insulter? Sachez que le harcèlement en ligne est la première cause de suicide aujourd’hui en France, toutes tranches d’âge confondues. On estime à 20% la part d’Européennes et Européens qui ont subi ou subiront un harcèlement, c’est deux fois plus qu’en 2018. Alors permettez-nous de ne pas «pouffer» avec vous.

Il a mimé les guillemets. Esteban l’aurait giflé rien que pour ça. Mimer les guillemets.

- S’il y a deux fois plus de harcèlement, grommelle Esteban, c’est peut-être que ma génération se met deux fois plus en scène sur les réseaux, et mérite logiquement qu’on se foute deux fois plus de sa gueule.

D’instinct, il regrette d'avoir partagé sa théorie. D’ailleurs, Arguizian la griffonne du bout du doigt sur sa tablette, avant de regarder Esteban droit dans les mèches qui cachent ses yeux:

- Nous prendrons le temps qu’il faudra pour démêler le pourquoi du comment de vos excès de haine exprimés hier, nous allons tout remonter ensemble, car je suis persuadé qu'on trouvera bien plus que ces deux petits signalements. Un pressentiment. Donnez-nous vos codes, sinon je dois appeler la police nationale, on peut les attendre jusqu'à la nuit. Et puis offrez-nous un café, voulez-vous? Un vrai, un liquide, sans vouloir abuser, pas vos fumées aromatisées. Vous pourriez au passage en profiter pour vous habiller.

Arabica et civisme en brochure

Esteban enfile un vieux sarouel thermorégulant et un t-shirt torso-sculptant qui lui donne l’air musclé. Il passe quelques minutes seul dans la cuisine, le temps de retrouver quelques capsules d’arabica au fond d’un placard –capsules périmées, bien fait pour les flics à qui il a dû donner les codes du réseau, que ce jus leur torde les tripes. Le temps de brancher la vieille machine à expresso –trois inspirations, trois expirations–, il cherche à se calmer.

Ces croque-morts sur son canapé peuvent non seulement lui pourrir la journée –c’est parti pour– mais pire, ils peuvent le contraindre à suivre autant de stages et de séminaires qu’ils jugent nécessaires. Des ateliers stériles dont le seul effet concret est d’engraisser leurs organisateurs –des entreprises privées sans aucun sens civique, pour le coup. Sauf qu'il est important pour le système de faire semblant d’agir contre la méchanceté, voyez-vous.

Les incivilités en ligne ont toujours formé, pour les politiques et les médias, un concept très flou faisant office d’épouvantail, formé de bric et de broc. Un immonde sac à patates où l’on peut voir grouiller indifféremment insultes du tout-venant, harcèlement ciblé, téléchargement illégal de films et de musique, piratage de profil, quelques vidéos de revenge porn et de happy slapping pour épicer le discours, sans oublier les arnaques bancaires, la fabrication et diffusion de fake news, la pédopornographie… La machine à café émet un petit clic. Puis un sifflement.

«Tel est pris qui croyait télécharger: introduction à l’écosystème musical (matin) suivie d’échanges entre auteurs et internautes (après-midi) –grand amphi de la SACEM, Argenteuil.»

Esteban a d’abord ricané en découvrant les intitulés listés dans la brochure officielle que les agents lui tendaient par-dessus l’imprimante à pizzas, mais son sourire s'était figé quand il s'était imaginé y participer:

«Tonte de moutons, tricot et dépassement du sexisme –atelier mixte, trois jours dans une bergerie du Jura»

«Accrobranche et validisme –les handicaps de haut en bas: deux fois une journée, région parisienne»

«50 nuances d'épiderme: les justes mots pour décrire nos peaux –atelier d'écriture hebdomadaire, mairie du Blanc-Mesnil»

«Chante la France et tous ses accents : chorale contre la glottophobie –concert en public à la fin du semestre, Nouveau Théâtre de Montreuil»

«Tel est pris qui croyait télécharger: introduction à l’écosystème musical (matin) suivie d’échanges entre auteurs et internautes (après-midi) –grand amphi de la SACEM, Argenteuil»

«Le toi du moi: miroirs déformants et usurpation d'identité –salle Charlie Chaplin, Vaulx-en-Velin»

Parmi les peines plus légères, quelques vieillissants escape games, et dans tous les détachements locaux de la BRIL, chaque samedi, des rencontres entre personnes harceleuses et personnes harcelées autour d’un jeu de société nommé Place de la loi.

Jamais un dépliant ne lui avait fait aussi froid dans le dos. Parfois, on avait cherché une formule qui fasse illusion, et parfois, on ne s’était même pas donné la peine de laisser entrevoir le moindre espoir de fun: «Nettoyage de rivière et discussions autour de l’antisémitisme –sessions en mai, juin ou septembre, hébergement camping, Ardèche.»

Le jus coule dans les tasses, marronnasse. Tout ça peut l’emmener très loin. En jetant les capsules de café éreintées, Esteban se promet de calmer le jeu. Il revient dans le salon, tasses à la main, en tentant un demi-sourire:

- Vous avez parlé de quinze ans de service, c’est bien ça? Comment ça se fait que je ne vous ai jamais vus avant, vous êtes deux pour toute la France?

Sans surprise, Arguizian est très premier degré:

- Toute la France, non, mais pour la région, nous sommes quatre. Les visites se font obligatoirement à deux: faites le calcul. Monsieur Wu et moi-même sillonnons Le Havre et sa large banlieue, une autre paire gère le FLB et s’aventure parfois de l’autre côté de l’eau. Mais c’est calme, de l’autre côté de l’eau, on intervient peu. Merci pour le café.

En fier Havrais, Esteban traduit sans peine. Le FLB, c’est le nord: Fécamp-Lillebonne-Bolbec. De «l’autre côté de l’eau», c’est ainsi que les anciens désignent la rive sud de l’estuaire: Honfleur, Deauville, Trouville… Calme, en effet, en termes d’incivilités –comme en toutes choses, d'ailleurs.

- Et avec mes petits reproches et un seul gros mot, vous voulez me faire croire que j’étais hier la pire des crapules de la ville? Je suis vraiment la plus flippante menace à l’ordre public de toute la région, pour que vous débarquiez aussi vite?
- Vous vous donnez trop d'importance. Notre mission de re-civilisation n’établit pas de classement. Nous ne faisons aucune différence entre les agressions. Il n’y a pas de degré dans le mépris d’autrui, monsieur Stürtz.

Esteban veut se donner l’air d’écouter attentivement en tirant sur sa vapoteuse, mais son cerveau s’est déjà fait la malle, comme à chaque fois qu’on lui impose une leçon de morale. Il regarde les grosses lèvres gercées d’Arguizian s’agiter, perd le fil. Esteban doit se concentrer s’il ne veut pas finir dans la glaise jusqu’au cou –«Poterie inclusive, reconnexion corporelle, thématiques variées: anorexie/grossophobie/vieillesse –espace Cyril Féraud, Digne-les-Bains». Écoute, Esteban, écoute le monsieur.

- Dénigrer un être humain, quel qu’il soit, c’est déjà aller trop loin. Mais comme nous ne pouvons pas être derrière chaque internaute, notre logiciel tire au sort parmi les incivilités constatées, petite ou grosse, isolée ou fréquente. Une fois cette personne choisie au hasard, nous prévenons son employeur et elle a la chance de passer la journée chez elle. Avec nous.
- Je n’ai pas d’employeur.
- J’ai lu ça. Dommage pour vous.

L’agent Wu fait signe à son collègue d’interrompre son babillage et tourne vers lui son écran: l’intelligence artificielle a déjà répertorié parmi les publications d’Esteban des centaines d’insultes et de commentaires pour le moins déplacés. En provenance de son compte Twitter anonymisé, @banest76.

- Un gros poisson. Un goujat des profondeurs.

A priori, Wu ne sait prononcer qu'une seule phrase. Esteban se retient de se moquer, pas le moment: à l'écran s'allonge la liste des abominations qu'il a pu sortir ces derniers mois –ils n'ont pas encore remonté plus loin. Esteban pâlit.

Une animatrice télé à qui il conseillait de «se faire ramoner par un ferry de migrants tout entier (cheminées et paraboles comprises)», une héritière à qui il souhaitait une mort violente dont les détails ne sauraient être ici rapportés, un supporter de l'OM prétendant que Le Havre Athletic Club n'était pas la plus ancienne équipe de foot de France, une cousine éloignée et lesbienne qui s'était mise en tête de procréer quand même... Il y en avait plein, des personnes qui avaient eu droit de la part d'Esteban à une «petite remarque pas piquée des hannetons» –ainsi qu'il essaya de les requalifier pour faire sourire les agents de la BRIL.

Échec.

À l’école des trolls

Ce n’est pas qu’il pleut: au Havre, la mer se confond avec le ciel. L’eau se balade, c’est son territoire. Qu’il soit gris, blanc ou bleu, le ciel est ici un concept plus englobant qu’ailleurs. Il ne prend personne de haut, il est aussi en dessous, à côté, palpable. Là-bas au loin, est-ce un nuage ou de l’écume? Et ce gris opaque omniprésent: est-on cerné par le brouillard ou par des immeubles au cordeau? On ne sait trop. On s’y fait.

Esteban remonte sa capuche et souffle dans ses mains. L’école n’est pas encore ouverte, il a un bon quart d’heure d'avance. Les autorités prévenaient sur la convocation: «Tout retard vaudra exclusion et application d’une peine de prison ferme.»

La faute au caféoïde s’il n’a pas tenu ses nerfs, la semaine dernière, pendant la visite de la Brigade. Ce liquide à vapoter acheté en ligne ne respecte aucune norme. C’est aux fabricants de ce poison qu’il faudrait faire un procès, pas à Esteban Stürtz. Il n’aurait pas dû traiter Arguizian de pantin, d'accord. Mais si la police savait ce qu’il avait envisagé de faire, elle estimerait s'en être tirée à bon compte: trouver des photos de la femme ou de la fille d’Arguizian, créer avec un faux profil qui aurait envoyé des dizaines de messages de chaudasse à Esteban. Le flic serait tombé dessus, se serait énervé, aurait frappé Esteban qui aurait alors pu porter plainte contre lui. Plan trop alambiqué, évidemment, mais Esteban l'avait longtemps creusé, vers midi, enfermé dans ses propres toilettes.

«J'appelle ça une «croisade anti-connards». Rien de grave. Il faut bien que quelqu'un les ramène de temps en temps sur Terre, tous ces tarés. J'ai pas raison?»

C'est pourtant exactement ce que fait la BRIL dans la vraie vie. Ces clowns ne voulaient pas admettre que l'on puisse parfois s'offrir en ligne une virée de justicier, fermer deux ou trois bouches. Au moins, Esteban ne débarquait pas chez les gens. Il se contentait de vider régulièrement son sac en balançant leurs quatre vérités aux politiques malhonnêtes, journalistes sans éthique et autres imbéciles qui commentaient leurs sorties putassières.

- J'appelle ça une «croisade anti-connards». Rien de grave. Il faut bien que quelqu'un les ramène de temps en temps sur Terre, tous ces tarés. J'ai pas raison?

Wu avait affiché les statistiques. Le mot «nazi» était celui qui revenait le plus souvent, devant «débile» et «pétasse», dans les interminables commentaires postés par Esteban, aux références aussi nombreuses que confuses.

Esteban Stürtz n’est encarté nulle part –l’enquête l’a prouvé. Pas de philosophie préconçue non plus: il se fie avant tout à ses intuitions et à son solide bon sens.

- On est encore en démocratie, ou quoi?

Devant tant de bêtise, l’agent Arguizian s’était déclaré inapte à prononcer une sentence. Esteban méritait tous les stages du catalogue, deux fois, et d’autres encore que l'on n’a pas encore inventés. La procédure dans ces cas-là –rares mais existants– est d’envoyer le sujet se soumettre à l’ECELP («Évaluation des comportements en ligne pathologiques»), une batterie d’exercices pratiques étalés sur deux jours. Laisser passer une nuit –les spécialistes y tiennent– permet de mesurer si le sujet prend conscience de son attitude et sera un jour capable de la tempérer. Une sorte de sursis, mais Esteban s’est renseigné: qui passe par l’ECELP finit le plus souvent dans les séminaires les plus casse-burnes de la planète, avec les cas les plus lourds.

Les autres personnes condamnées sont aussi en avance, qui ne le serait pas? Injonction à la main, elles font les cent pas devant le portail de l'école. Une petite dame leur ouvre et leur fait traverser la cour où se dressaient autrefois des platanes –n’en restent que des auréoles: les cercles en ferronnerie qui protégeaient leur racines, évanouies depuis une vingtaine d’années. Une maladie les a foudroyés, une saloperie venue d’Asie préciserait Esteban, mais on va encore le lui reprocher. La dame les installe dans une salle de cours élémentaire, avant de leur dire qu’elle n’a rien à voir avec tout ça et que le formateur ne devrait plus tarder. Les chaises sont trop petites, les genoux cognent sous le bureau, posture du crapaud, c’est humiliant.

Elles et ils sont une vingtaine ainsi accroupis: la terrible armée des trolls.

Une ado qui écoute sa techno hardcore si fort que malgré sa puce intra-auriculaire, tout le groupe en profite.

Un quinquagénaire moustachu visiblement vexé d’être ici.

Un jeune cadre propret qui a déjà jeté deux cent coups d’œil à la dernière Huawei Watch qu’il exhibe à son poignet –on ne sait s’il regarde l’heure nerveusement, attend un SMS important, checke les cours de la bourse ou s’il veut juste attirer l’attention sur le fait qu’il possède la dernière Huawei Watch.

Une mère de famille au nez pincé, joues et menton itou, carré blond sévère et tenue stricte. Un col comme Esteban n’en avait vu que dans les séries avec des mormons. Elle se signe, d’ailleurs.

Un agriculteur, semble-t-il, s’ils existent encore.

Un papi arabe flapi à l’air gentil. Inoffensif, tout du moins.

Quatre ou cinq jeunes de cité –ils en ont le look– reconnaissables au chapeau haut-de-forme qu’arborent en ce moment tous les bruiteurs qui se respectent.

Esteban n’a pas le temps d’observer les rangs derrière lui dans leur intégralité. Ce n’est pas discret et l’intervenante est déjà là, à écrire son nom au tableau tactile. Avec un air hautain de pétasse frigide, remarque Esteban. Elle fait l’appel: les personnes nommées doivent se lever les unes après les autres, triste défilé, et poser leur doigt sur un capteur pour prouver leur présence.

Non, vraiment, pense Esteban en se rasseyant dans la position du lotus fané, il n’aurait pas dû traiter Arguizian de pantin débile. Diabolique arabica. Debout dans son salon dans une bouffée de fumée au café, il avait frénétiquement cherché sur son portable de quoi leur mettre des bâtons dans les roues, à ces deux nazis ayant annexé son canapé. Bonne pioche: un article traitait en longueur du manque de moyens et de l’inefficacité de la brigade. On y apprenait surtout que les autres policiers, les vrais, appellent leurs confrères de la BRIL «les témoins de Jéhovah». Esteban avait pouffé tout haut, Wu l’aurait étranglé, Arguizian l’avait retenu.

Ils sont partis, n'en parlons plus. Esteban va faire profil bas, promettre ses grands dieux qu’il ne recommencera pas –il ne croit pas en Dieu de toute façon– et s’en tirer à bon compte. Concentre-toi, Esteban, premier exercice.

La formatrice leur soumet de vrais articles, comme ils apparaîtraient sur Facebook. Il s’agit pour les trolls de rédiger un commentaire convenable, qu’ils devront ensuite lire devant le groupe. Assumer, répondre, débattre.

Première info: «Christophe Beaugrand et son mari annoncent la naissance de leur quatrième enfant par GPA.» Esteban soupire. Pas facile.

Deuxième info: «Désaccord avec l'Europe: Karine Le Marchand menace de démissionner du ministère de l’Agriculture.» Fiou! Il ne sait par où commencer.

Troisième info: «Le Havre: Les bars de la rue de la soif perdent leur procès, fermeront désormais à 23h.»

Que des trucs énervants, ils le font exprès? Ah bah oui, est-il bête, ils le font exprès. Esteban change de fesse. Il ne peut en poser qu’une sur cette chaise minuscule, la première est ankylosée.

En sortant, à la fin du deuxième jour d'évaluation, Esteban achète une flasque de vodka bien méritée. Étrange, son compte est à découvert. Pas normal. Il faut qu'il vérifie. Il file vers son immeuble, classé au patrimoine mondial de l’Unesco. Quelle autre HLM peut en dire autant?

La reconstruction qui faisait sa honte, les angles droits, durs, standardisés qui lui valaient le sobriquet de Stalingrad-sur-Mer, aiguisent aujourd’hui la fierté du Havre. Nombre d’autochtones grimacent encore devant l’architecture du centre-ville, mais tout le monde concède qu'elle a le mérite d'attirer les touristes. L'Hôtel de Ville aux airs d'aéroport. L'église Saint-Joseph aux atours de mirador en béton brut. Et puis les immeubles dits «sans affectation individuelle», comme celui qu'habite Esteban.

Puisque la Russie a détruit ces vingt dernières années la quasi-totalité de ses grands ensembles, les réalisations d’Auguste Perret –malgré les moyens limités d’après-guerre, il faut imaginer un champ de ruines– sont devenues iconiques. Sans ironie, le rapport de 2005 de l’Unesco salue «l'exploitation novatrice du potentiel du béton». Esteban contourne le Volcan, la salle de concert que son père appelait «le pot de yaourt», sur une place Niemeyer déserte.

Place Oscar Niemeyer, Le Havre. | Capture écran via Google Maps

Après cette évaluation, il a enfin compris une chose: si tu ne veux pas être emmerdé, rien ne vaut le silence. Même les autres trolls lui ont pris la tête avec le respect d’il-ne-sait-quelle bienséance quand il a voulu faire de l’humour, aux pauses. Briser la glace. Tromper l’ennui. Non? Allez vous faire foutre.

Fini. Motus. Offline.

Il va sans doute se taper une vingtaine d’ateliers de Bisounours, ça suffit.

L’étape d’après –la pétasse de formatrice a été claire– s’il continue, c’est la prison.

Basta. Esteban est un troll à la retraite.

Tant pis pour la France, elle ne bénéficiera plus de ses lumières, extinction des feux. Il a fini sa flasque. Il pourrait l’éclater dans la vitrine de ce bar sous le Volcan. Il pourrait y entrer et écraser son poing sur la gueule du premier venu, puisqu’il n’a plus de le droit de le faire en ligne. Mais le bar est vide, Niemeyer était un con: personne ne vient jamais s’enterrer dans une place basse. Il paraît que vu d'en haut, le renfoncement du sol dessine une colombe. Génial, monsieur l’architecte, père de Brazilia, mais dites-moi: pour en profiter, on doit aller au boulot en hélico?

Même s'il y avait eu des candidats, Esteban ne sait pas se battre. Attention, il est peut-être doué, un boxeur qui s'ignore, mais il n’a jamais osé essayer.

Son immeuble est au bout de la rue.

Une voiture électrique le longe sans bruit, crisse en s’immobilisant. Puis les portières claquent, et deux hommes en noir lui barrent le trottoir. «Esteban?» Il n’a pas le temps de répondre que leurs poings s’abattent sur son visage, disloquent ses côtes, forent son estomac. Il tombe et leurs pieds prennent le relais: le pointu pour le ventre, le plat pour la mâchoire, le talon pour les tempes.

Esteban voudrait demander pourquoi, mais seules d'épaisses bulles de sang sortent de sa bouche.

- Tu aurais dû fermer ta gueule, lui chuchote l'un de ses agresseurs, pendant qu’Esteban convulse.

Il devra se contenter de ça.

Croisade anti-connards

Assis sur son superbe imperméable –un modèle mythique, celui de Columbo–, Nicolas Arguizian prend l’air sur la plage. Il regarde s’allonger les ombres des porte-conteneurs gigantesques, qui attendent à la queue-leu-leu que les grues les délestent de leur camelote. À sa droite, l'ocre des falaises se grise: il va bientôt faire nuit. À cause du vent, il a failli rater la notification. Heureusement, sa montre vibre et affiche le message: «Fait.»

Les galets havrais sont froids, salissants et inconfortables, mais à l'abri sur son manteau, Arguizian sourit.

Il va falloir qu’il arrête de passer par les hackeurs du port. Stürtz est déjà le huitième malpoli chronique qu’il fait disparaître, l’intelligence artificielle de ses confrères de la crim’ va finir par faire le lien. Mais c’est tellement jouissif. Le cancrelat a cru que la BRIL n’avait pas de pouvoir? Raclure de porridge infâme, maquereau en fin de marché, pistache fermée –comme quoi on peut insulter sans gros mot.

Depuis un an, quand il croise un phénomène comme Stürtz, Arguizian lui colle une backdoor dans l’ordinateur. Il offre ensuite l’accès à ses amis mafieux, qui récoltent les infos de la cible, vident son compte en banque, en profitent pour effectuer quelques opérations frauduleuses sous son identité, et finalement –puisque c’est ainsi que veut être payé Arguizian– le butent.

La BRIL n’est pas trop regardante sur les recrutements, et encore moins sur le déroulé des missions: l’important pour la boîte est de rentrer dans ses frais. Ce n’est pas sa hiérarchie –en a-t-il une?– qui va suspecter Arguizian. Ni monsieur Wu, qui le prend pour un cœur tendre et un bavard laxiste. Non, le seul risque, si les disparitions de trolls interrogés par ses soins se répètent, c’est de faire tiquer la surveillance numérique.

- Police! Vous voulez que je vous aide?

Ils détalent si vite qu'ils vont se faire une entorse, les gamins qui s’apprêtaient à graver leur nom sur les planches d’une cabane de plage. Arguizian n’a pas eu à lever le petit doigt, ils ont senti qu'ils avaient affaire à une incarnation de la Justice.

Comment Stürtz appelait ça, déjà? Une «croisade anti-connards»? Pas mieux.

Une mouette venue vérifier si Arguizian n'avait pas de gâteau redécolle aussi sec en découvrant ses sourcils menaçants.

Le Havre doit mériter son nom, en vrai comme en ligne.

- Désolé, soupire Arguizian en lissant ses sourcils dérangés par le vent, mais la sérénité a un prix.

Épisode 2La Brigade de répression des incivilités en ligne
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