Société / Culture

Le sein, chargé de sens et de sexe

Le mot «sein» est apparu à l'écrit en 1150. Depuis, il a fait du chemin.

Longtemps le mot a désigné la poitrine, tant de l'homme que de la femme, et ce qu'on pouvait y ranger à condition qu'elle soit couverte. | Girl with red hat <a href="https://unsplash.com/photos/pwBlatTLAMA">via Unsplash</a>
Longtemps le mot a désigné la poitrine, tant de l'homme que de la femme, et ce qu'on pouvait y ranger à condition qu'elle soit couverte. | Girl with red hat via Unsplash

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Le Robert (le grand mais aussi le petit) possède une caractéristique chère aux traducteurs désireux de ne pas commettre d'anachronismes: il propose après la vedette (c'est-à-dire le mot défini) une date, qui correspond à la première apparition écrite du mot que l'on consulte. Pour le mot «sein» c'est 1150, soit sous le règne de Louis VII le Jeune (puis le Pieux), fils de Louis VI le Gros (car on savait s'amuser avec les surnoms à cette époque) et d'Adélaïde de Savoie (comme le gâteau). Toujours selon Robert, le mot «sein» désignait alors «l'espace entre la poitrine et le vêtement» et venait du latin «sinus» signifiant «pli, courbe», la courbe étant le plus droit chemin vers le sein d'aujourd'hui.

Longtemps le mot a donc désigné la poitrine, tant de l'homme que de la femme, et ce qu'on pouvait y ranger à condition qu'elle soit couverte. Peut-être arrivait-il qu'on y rangeât un reptile, d'ailleurs, ce qui expliquerait l'expression «nourrir (ou réchauffer) un serpent dans son sein», locution évidemment totalement figurative (sauf peut-être pour Cléopâtre) qui signifie protéger une personne qui finira par vous trahir. Par métaphore, le mot peut également désigner le cœur, foyer des sentiments: «Le ciel mit dans mon sein une flamme funeste», clame la pauvre Phèdre agonisante, expliquant à Thésée qu'elle est tombée amoureuse du petit.

D'un point de vue strictement anatomique, le sein est la «partie antérieure du thorax humain qui s'étend de la base du cou jusqu'au creux de l'estomac et où se trouvent situées les mamelles», nous apprend-on. Aujourd'hui, sauf précision contraire, le mot «sein» désigne le plus souvent celui de la femme qui, quand tout va bien, se porte généralement par deux, et bénéficie d'un nombre ahurissant de désignations: robert (évidemment) néné, nichon, mamelle, lolo, téton, roploplo et j'en passe.

 

Peu de parties de l'anatomie féminine supportent une si lourde charge symbolique, sexuelle et sociale. L'apparition des seins à la puberté est le marqueur le plus saillant que la fillette devient jeune fille. Si biologiquement, elle n'est pas loin de l'apparition des premières règles qui vont rythmer quarante ans de sa vie, socialement, elle est le signe que le regard sur l'enfant va, et doit changer.

Comment le vit-on de l'intérieur? Chacune à sa façon bien sûr, mais la transformation du corps, l'achat du premier soutien-gorge, le regard des garçons et des hommes qui devient concupiscent, celui des sœurs et des copines qui se charge d'envie ou de mépris, celui de la mère qui voit apparaître une femme nouvelle dans son foyer, tout cela est un bouleversement accueilli dans la sérénité, la joie ou la plus profonde détresse, mais est rarement anodin.

Nos seins deviennent de potentiels ennemis, qu'il faut toucher, tripoter, malaxer soi-même.

On se souvient toutes de la copine à la poitrine honteuse qui se voûte pour tenter de dissimuler les obus qui semblent lui remplir le corsage, ou de celle qui met fièrement en avant tous ses avantages, aussi minimes soient-ils, dans la cour du lycée.

Constante évolution

Les seins jouent un rôle dans la vie sexuelle de la femme en tant que zone érogène et déclencheur de l'excitation du désir. Être une femme pourvue de seins, c'est toute sa vie doser la proportion que l'on va se permettre de montrer en fonction des réactions que la moindre exhibition ne manquera pas de susciter –une pensée émue pour tant de filles de ma génération de boomers qui ont subi la réflexion du tonton crado ou de l'amie de la famille lourdingue: «Oh mais ça pousse dis donc!»

Pour bon nombre de femmes, les seins changent aussi lors de la grossesse; ils accueillent une douleur nouvelle, changent de forme, de volume, et, quand ils deviennent des biberons ambulants, peuvent se couvrir de crevasses, voire s'engorger. Une expérience particulièrement douloureuse.

Au fil de la vie, les seins changent de nature; objets sexuels, accessoires alimentaires, parure, jugés encombrants, insuffisants ou défaillants, ils font l'objet de tout un marché de l'espoir esthétique, et la volonté de se rapprocher d'une perfection fantasmée en pousse certaines à passer sur le billard pour les agrandir, les réduire ou les remonter.

Puis vient le temps où les seins se transforment en armes, cette époque de la vie où la gynéco vous explique qu'à présent, vos seins sont susceptibles de se transformer en êtres malfaisants, prêts à enfanter la redoutable tumeur, celle qui a tué déjà tant de nos mères et de nos sœurs. Jadis alliés de la séduction et de la maternité, nos seins deviennent de potentiels ennemis, qu'il faut toucher, tripoter, malaxer soi-même à l'affût de la grosseur qui débouchera peut-être sur une mutilation.

Une mastectomie, simple ou double, ce n'est pas aussi anodin qu'une opération de l'appendicite. Quand on enlève ses seins à une femme, même pour lui sauver la vie, on lui enlève aussi une part de sa personnalité et de son rôle social de femme. Bien sûr, on peut souvent reconstruire, refaire de nouveaux seins, mais le symbole du geste, comme l'arrêt des règles, est une forme de reddition de la féminité.

Il semble que toute la culture occidentale a toujours été obsédée par les seins des femmes.

Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si en Amérique du Nord, le débat fait rage en ce moment entre les familles qui autorisent les jeunes trans mineurs à se faire retirer leurs seins, les mineures qui le décident elles-mêmes contre la volonté de leurs familles, les associations de défense des trans et les personnes qui détransitionnent et regrettent d'avoir pris trop tôt la décision de supprimer leur poitrine. Les seins font le plus souvent partie de la panoplie de la femme trans, tant ils sont le marqueur du statut féminin.

Obsessions

Les seins des femmes occupent depuis longtemps une place de choix dans l'art, la religion et la politique, voire dans les trois en même temps. Vient immédiatement à l'esprit le tableau représentant Gabrielle d'Estrées au bain, affichant la posture ambiguë de la maîtresse de Henri IV et de sa sœur qui lui pince le téton (symbole de sa maternité à venir). Mais aussi la Vierge à l'enfant de Jean Fouquet, où Agnès Sorel, maîtresse royale, est dépeinte sous les traits d'une madone sensuelle, un sein à l'air (elle en lança alors la mode), d'une rondeur d'un autre monde.

Plus tard, la somptueuse Liberté guidant le peuple peinte par Delacroix, une femme superbement dépoitraillée et coiffée d'un bonnet phrygien, devenue le symbole de la France et le modèle d'une Marianne parfois les seins à l'air (au point de créer la polémique lorsqu'ils sont jugés trop généreux). La religion chrétienne n'est pas en reste, qui montre bien souvent la Vierge allaitante et a érigé un culte à Sainte Agathe de Catane, vierge qui refusa les avances perverses du proconsul de Sicile et à qui on arracha les seins (elle est d'ailleurs représentée portant ses seins sur un plateau, ce qui n'est pas du tout incongru).

Le nombre d'exemples d'apparition de seins, de l'admiration qu'ils suscitent ou de la condamnation dont ils font l'objet («Couvrez ce sein que je ne saurais voir, par de pareils objets les âmes sont blessées, et cela fait venir de coupables pensées», s'indigne Tartuffe) sont trop nombreux pour tenter le moindre commencement d'inventaire. Tableaux, films, chansons, littérature, poèmes, publicité: lorsqu'on commence à faire des recherches sur le sujet, il semble que toute la culture occidentale a toujours été obsédée par les seins des femmes.

 

Une chose est certaine: qu'on les aime ou qu'on les conspue, qu'on veuille les cacher ou les étaler, les seins, toujours, font parler d'eux. «L'attrait pour le sein est avant tout occidental, et la diminution de l'allaitement a accéléré son rôle de symbole sexuel et de séduction», estime Martin Monestier, auteur d'une encyclopédie tout simplement appelée Les seins, dans une interview accordée à L'Express.

Sous le burkini, les seins

Ces jours-ci, c'est à Grenoble que les seins font une apparition remarquée. À l'occasion d'une polémique autour de l'autorisation du port du burkini dans les piscines grenobloises, le conseil municipal a décidé d'autoriser, en même temps, que les femmes s'y baignent seins nus, mettant ainsi sur le même plan des caractères sexuels secondaires que jusqu'ici la règle imposait de cacher au même titre que les organes sexuels primaires (ceux qui sont sous le slip), et tout le reste du corps: bras, jambes, cheveux.

Or la religion musulmane telle qu'elle est pratiquée par les plus fondamentalistes assimile ces derniers (uniquement chez la femme) à des organes sexuels, en tant qu'objets de convoitise (uniquement de la part de l'homme, les femmes ayant le droit de se dénuder entre elles, au hammam par exemple). Le maire de Grenoble, Éric Piolle, a déclaré au micro de France Inter le 16 mai qu'il voulait «que les femmes puissent venir les seins nus au même titre que les hommes» et qu'il n'y avait «pas de raison de continuer à transformer la femme en objet sexuel».

Prétendre que cacher les seins d'une femme revient à faire d'elle un objet sexuel, c'est affirmer que toutes les parties du corps se valent.

Si idéologiquement on peut vouloir mettre les seins des hommes et ceux des femmes dans le même sac, biologiquement, sexuellement, socialement, historiquement, c'est une ineptie. Ce qui ne veut pas dire qu'il faille interdire le monokini: pourquoi, en effet, ne pas permettre le topless, pratique qui ne date vraiment pas d'hier et dont nombre de sociétés s'accommodent très bien?

Le regard sur le corps a toujours changé en fonction des époques. Au début du XXe siècle, les femmes se baignaient en combinaisons-jupettes méga-couvrantes (soumises aux injonctions de pudeur d'une société encore très influencée par la religion catholique). Aujourd'hui, le string topless ne choque plus grand-monde.

Ce qui est troublant, dans la déclaration du maire de Grenoble, n'est pas qu'il veuille que les femmes puissent se dénuder à la piscine, c'est l'hypocrisie du propos, la volonté de nier la réalité biologique et sexuelle du corps de la femme et, circonstance aggravante, de le faire en mettant sur le même pied la volonté de dissimulation de certaines femmes soumises à un patriarcat religieux et le fait d'assumer une sexualisation de la société qui accepte que les femmes montrent leurs seins.

Car s'il est ici un camp qui fait du corps de la femme tout entier un objet sexuel, ce n'est pas celui qui voudrait qu'elle couvre ses organes sexuels secondaires pour se conformer à l'usage qui veut qu'on ne les montre pas dans les lieux publics, mais celui qui exige que tout son corps soit dérobé aux regards concupiscents de l'homme car il est, dans son intégralité, un objet de dépravation.

Prétendre que cacher les seins d'une femme revient à faire d'elle un objet sexuel, c'est affirmer que toutes les parties du corps se valent symboliquement, socialement et biologiquement. Mais contrairement à ce que semble croire Éric Piolle qui a dû sécher les cours de bio de son adolescence, les seins des hommes et ceux des femmes, ce n'est pas pareil, et le prétendre, c'est fabriquer une réalité alternative qui non seulement fait fi de la biologie la plus élémentaire, mais en outre nous dépouille, nous les femmes, d'un élément central de notre vie fait de souffrance, de plaisir, d'émotion, de poésie, de beauté, de drame et parfois de mort.

C'est trouver un nouveau moyen bien tordu, maintenant que l'égalité entre les hommes et les femmes en France est reconnue sur le papier en attendant d'être totalement réalisée dans la vie réelle, de nous priver, une nouvelle fois, de la reconnaissance de ce que nous sommes et de ce que nous vivons.

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