Culture

L'afrofuturisme, vers l'infini et l'Angola

Ce terme heurte le canon occidental et rappelle que la science-fiction n'est pas qu'un genre écrit par et pour des hommes blancs.

Wangechi Mutu, <em>The Seated I</em>, 2019, au Metropolitan Museum of Art de New York. | Capture d'écran <a href="https://www.youtube.com/watch?v=MQgCX7HZoW0">via YouTube</a>
Wangechi Mutu, The Seated I, 2019, au Metropolitan Museum of Art de New York. | Capture d'écran via YouTube

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Mi-août, Achille Mbembe aurait dû ouvrir le festival culturel de la Ruhrtriennale, en Allemagne, par un discours intitulé «Réflexions sur la vie planétaire». Il y aurait parlé de «réparation» du monde, d'escalade technologique ou encore des murs et fractures que l'on construit autour des identités, avec ou sans confinement. Nous n'entendrons pas ses mots. Pandémie oblige, le festival a été annulé mais surtout, Mbembe s'est récemment retrouvé accusé d'antisémitisme pour avoir comparé dans ses écrits la colonisation israélienne à l'apartheid sud-africain et à celui installé par les lois Jim Crow.

L'analogie ne surprendra pourtant pas le lectorat de Mbembe. Dans un entretien donné à Libération en 2016, il affirmait que «les Grecs sont les nouveaux Nègres d'Europe», précisant: «On peut leur imposer à loisir le genre de traitement que l'on n'impose qu'aux peuples vaincus lors d'une guerre. La sorte de mépris dans lequel on ne tient que les Nègres leur est étendue.»

Derrière ces déclarations, il y a le concept de «nègre de fond», que l'historien et philosophe a théorisé ces dernières années. Ce nouveau «nègre» désigne, sans distinction de couleur de peau, «une catégorie subalterne de l'humanité»: les êtres que l'on considère non pas comme humains, mais comme choses. Ceux à qui l'on refuse un destin, en somme. Ce destin opaque, cette histoire manquante, refusée surtout, c'est précisément ce dont l'afrofuturisme va proposer le récit.

I have... a future

Mais qu'est-ce au juste que l'«afrofuturisme»? Au départ, c'est plutôt une constellation d'artistes et d'objets culturels pas toujours identifiés qui articulent les images de la technologie et de l'identité noire, ou plutôt afro-américaine. En 1993, dans un essai relativement confidentiel intitulé Black to the Future, le critique américain Mark Dery invente l'expression, qui passera à la postérité.

«Les voix africaines-américaines ont d'autres histoires à raconter au sujet de la culture, de la technologie et des choses à venir. S'il existe un afrofuturisme, il est à chercher dans les endroits les plus improbables, au fin fond des constellations les plus lointaines», écrit-il alors.

C'est d'abord dans la musique que l'afrofuturisme trouve sa première caisse de résonnance. Dès les années 1950, Sun Ra, dont la carrière commence à décoller, campe sur scène la posture d'un musicien mi-dieu mi-prophète, ramenant sur Terre des airs d'outre-espace. Il propose alors une espèce de jazz expérimental où se bousculent des sonorités swing et bebop déraillant sur des percus et des riffs aussi bariolés que la coiffe de pharaon qu'il arbore, pour finalement triompher dans un space opera musical.

 

Des groupes comme Funkadelic ou plus tard Shabazz Palaces lui donnent la réplique, se mettant en scène dans le milieu interstellaire: la science-fiction et le mysticisme infusent les œuvres de ces artistes afro-américains, qui semblent trouver dans l'espace lointain un nouveau territoire où exister et se réinventer. Après tout, l'écrivain et musicien Greg Tate, qui a en partie inspiré les réflexions de Dery, n'écrivait-il pas que «les personnes noires vivent l'aliénation que les auteurs de science-fiction imaginent»?

Alors autant jouer la transposition jusqu'au bout: la traite des esclaves, l'humiliation des corps noirs à travers la science, le racisme systémique, les derniers relents de la ségrégation qui marquent l'histoire des Afro-Américain·es vont être repris en main et mis en fiction par des auteurs et des autrices de SF. Le vaisseau négrier se transforme en vaisseau spatial, et les enlèvements extraterrestres sont rejoués comme des métaphores de la traite.

«Faire des liens entre le passé et le futur, réinventer l'histoire est quelque chose qui est très présent dans la science-fiction dystopique. Ce qui est particulier, c'est que des auteurs d'origine afro-diasporique vont partir de l'expérience noire et de ses particularités pour construire de l'imaginaire et de la narration. Le fait d'être considéré comme un alien est un élément très important, cela a rapport à l'expérience d'être partie intégrante d'une société, et d'y être à la fois étranger. La figure de l'extraterrestre était intéressante à réinvestir avec cette focale-là», explique Peggy Pierrot, enseignante à l'École de recherche graphique de Bruxelles, qui travaille sur la narration spéculative et la dimension politique du récit.

Dès 1920, alors que la ségrégation raciale déchire les États-Unis, le célèbre militant pour les droits civiques W. E. B. Du Bois publiait une courte nouvelle de science-fiction, The Comet, dans laquelle il imaginait un scénario catastrophe qui n'aurait laissé sur Terre qu'une femme blanche et un homme noir, tentés de se reproduire pour perpétuer l'espèce humaine.

«L'afrofuturisme, c'est un travail de rappel de la dimension fictive de l'histoire.»
Mawena Yehouessi, fondatrice du collectif Black(s) to the Future

Trente ans plus tard, c'est Ray Bradbury, qui dans la nouvelle À travers les airs (Way in the Middle of the Air), republiée dans Chroniques martiennes, raconte l'expédition vers Mars de toute la population noire d'une ville du Sud. «Il y a une dimension existentialiste de l'expérience noire qui se retrouve mise en scène dans ces romans, et qui traverse de façon générale la littérature des diasporas africaines, même chez des auteurs qui ne sont pas afro-américains: on retrouve des moments clés de cette histoire et de cette expérience, comme la relation à l'autre, l'identité, l'acceptation ou le rejet hors de l'humanité de la personne noire», estime Peggy Pierrot.

On assiste alors à une forme de fictionnalisation de la mémoire, qui permet de proposer des scénarios alternatifs allant dans le sens d'une émancipation. I have a dream devient I have a future, et le futur, c'est maintenant.

Inventer de nouveaux mythes

Que ce soit à travers les romans d'Octavia Butler, Samuel Delany, Nnedi Okorafor, Nalo Hopkinson ou Amos Tutuola, il y a une force dérangeante de ces écritures qu'on a pu mettre en résonnance sous le terme d'«afrofuturisme». Ce dernier a quelque chose d'intempestif, qui heurte le canon occidental et rappelle que la science-fiction n'est pas qu'un genre écrit par et pour des hommes blancs.

Pour la curatrice Mawena Yehouessi, fondatrice du collectif Black(s) to the Future et doctorante en arts et philosophie à la Villa Arson et l'Université Côte d'Azur, «c'est aussi un rappel du fait que l'histoire est fictionnelle. L'histoire n'est pas quelque chose qui nous tombe miraculeusement dessus, ce n'est pas un donné divin, de la même façon que la rationalité est un choix humain, une décision d'écriture. Les faits historiques ont existé, mais la façon dont on les écrit est déjà une manipulation fictionnelle. L'afrofuturisme, c'est un travail de rappel de la dimension fictive de l'histoire».

En un sens, l'afrofuturisme répond au mythe de l'humanisme par des contre-mythes, pour réhabiliter autant que pour créer des mémoires nouvelles de l'identité noire ou, de façon plus générale, des narrations nouvelles qui ne sont pas déterminées par le prisme occidental. «Il y a une volonté de correction de l'histoire, de rappel de ce qui a été oublié», ajoute Yehouessi. Ces narrations se nourrissent alors des traditions orales africaines, comme chez Tade Thompson, du réalisme magique, comme chez Rivers Solomon, ou encore des cosmologies dogon ou yoruba...

À tel point que l'autrice américaine d'origine nigériane Nnedi Okorafor, multi-primée pour ses romans de science-fiction (Who Fears Death, Binti, Lagoon...), a fini par préférer le terme d'«African-futurism» à celui d'afrofuturisme, considérant qu'il était plus à même de renvoyer vers les cultures, mythes et spiritualités africaines. C'est sur ce point qu'afrofuturisme et science-fiction africaine diffèrent, le premier étant essentiellement diasporique, quand la seconde revient sur le continent.

Dans un TED talk prononcé en 2017, Okorafor affirmait: «La science-fiction est l'une des formes les plus efficaces d'écriture politique. Tout se rapporte à la question: “et si?”. Mais toute la science-fiction n'a pas la même lignée ancestrale. [...] Ma science-fiction a d'autres ancêtres. Des ancêtres africains.»

D'une façon similaire, relève Mark Dery, l'autrice et réalisatrice Ytasha L. Womack «revient sur le mythe et la magie de l'Afrique précoloniale, comme autant d'alternatives et de critiques implicites de la logique culturelle des Lumières, dont le matérialisme, le positivisme et le capitalisme fondé sur le principe du “winner-takes-all” étaient complices de l'exploitation génocidaire des peuples africains».

Repenser des afrofuturismes

Dès sa formulation, la notion même d'afrofuturisme était envisagée comme un simple terme prétexte à une discussion, vouée à être piratée, détournée au gré des pratiques, ce dont Dery se réjouit aujourd'hui: «L'afrofuturisme a toujours été conçu comme un code open source. Depuis que j'ai inventé ce terme, des générations de théoriciens de la culture, académiques ou non, ainsi que l'avant-garde du “front culturel” de l'afrofuturisme, ont prolongé, réorienté, compliqué et contesté ma tentative de bricolage intellectuel de 1993.»

«Mon essai exploratoire se concentrait exclusivement sur l'expérience afro-américaine dans l'ombre durable de l'esclavage. Au cours des décennies suivantes, des universitaires et intellectuels ont remis en question cette orientation, arguant que l'afrofuturisme devrait être compris dans le contexte mondial de la diaspora africaine, nuance-t-il, évoquant aussitôt l'essai du théoricien Kodwo Eshun, More Brilliant Than The Sun, qui a prolongé en 1998 ses réflexions sur les politiques d'effacement de la mémoire collective des personnes noires.

«Inversant les mythes européanocentrés qui caricaturent les sociétés tribales africaines comme étant “primitives”, par opposition aux colonisateurs européens “avancés”, Ron Eglash a quant à lui théorisé les figures géométriques que l'on retrouve dans l'aménagement des villages africains, les motifs textiles et les coiffures, comme étant des “fractales africaines”, aussi sophistiquées dans leur genre que l'utilisation européenne des mathématiques et des sciences», ajoute Mark Dery. Sans surprise, ces fractales ont été très largement reprises dans l'imagerie afrofuturiste, voisinant souvent avec des symboles égyptiens comme les pyramides, dans un syncrétisme mystique et culturel qui renvoie notamment à la dimension africaine de l'Égypte ancienne –ce dont l'historien Cheikh Anta Diop a longuement parlé.

«Je pense qu'il faut désormais réfléchir en termes d'afrofuturismes au pluriel, et non pas à un seul afrofuturisme canonique.»
Mark Dery, critique et essayiste

Si les artistes sont souvent réticent·es face aux labels, les auteurs et autrices de SF ne font pas figure d'exception: un bon nombre a désavoué le terme d'afrofuturisme, le jugeant tantôt trop connoté politiquement, tantôt renvoyant à un genre de niche, ou une préoccupation d'ordre médiatique.

«Il y a eu un réinvestissement progressif du terme par des gens plus jeunes, notamment venus de l'art contemporain, et une forme d'affirmation militante s'est greffée sur le concept. Comme il y a une essentialisation très forte, à partir du moment où une personne est d'origine afro-diasporique, elle se retrouve cataloguée comme afrofuturiste, même si elle ne se reconnaît pas dans cette catégorie –c'est par exemple le cas de Ketty Steward, en France», raconte Peggy Pierrot, qui anime également une émission radio sur la science-fiction.

D'après Mawena Yehouessi, l'enjeu se situe moins sur des questions de dénomination, toujours insatisfaisantes, que sur la capacité de réinvention que portent des écritures alter-futuristes: «L'afrofuturisme n'est jamais simple, c'est quelque chose à partir duquel faire discussion. Savoir si les gens se qualifient d'afrofuturistes est moins important que de savoir si ce terme a pu faire et continue de faire réseau de connivences. L'afrofuturisme est toujours quelque chose qui se travaille, c'est un rapport de disruption, une recherche d'hétérogénéité et d'altérité. Les alter-futurismes vont chercher une manière de refondre la façon dont on coexiste ensemble, pour sortir de nos habitudes de clivage et de mépris dans lesquelles on catégorise les personnes.»

Près de trente ans après sa proposition initiale, Mark Dery embrasse volontiers ces débats qu'il estime salutaires: «Je pense qu'il faut désormais réfléchir en termes d'afrofuturismes au pluriel, et non pas à un seul afrofuturisme canonique. Ce qui est une bonne chose: l'hybridité et l'hétéroglossie sont ce qui maintient les idées en vie. Quoi qu'il en soit, ce ne sera pas imaginé par des hommes pâles d'un certain âge. L'afrofuturisme, s'il en est un, c'est le fait que des personnes noires, brunes et beiges tracent leur propre voie vers un lendemain racialement plus juste, radicalement diversifié, où les étoiles seront leur destin.»

Entre émancipation, afro-pessimisme et réinvention

L'afrofuturisme n'échappe pas cependant à une forme de désespoir post-colonial, qui ne voit pas nécessairement dans le futur un horizon radieux de liberté, quand il ne flirte pas avec la dystopie. Dans son roman Barroco tropical, publié en 2009 et pétri de réalisme magique, l'Angolais José Eduardo Agualusa imaginait la ville de Luanda en 2020, comme une cité organique où se débattent traditions séculaires et modernité féroce.

De façon bien plus grinçante, en 1993, Octavia Butler ancrait sa dystopie La Parabole du semeur (Parable of the Sower) dans la Californie de 2024, saturée de violence et ravagée par les inégalités, au milieu desquelles se débat(trait) une héroïne qui a le malheur de ressentir la douleur d'autrui.

Ces colorations catastrophistes ont pu appeler de nouvelles appellations, comme l'afro-pessimisme, que Mark Dery décrit comme «une sorte de contrepoids dystopique à l'afrofuturisme. Frank Wilderson, son principal représentant, soutient que même à la fin de l'Anthropocène, les personnes noires seront vouées à rester des esclaves parce que le pouvoir blanc ne les considérera jamais comme véritablement humaines, dans une dystopie vécue “où, à toute échelle d'abstraction, la violence sature la vie des Noirs”. On peut lire la critique de Wilderson comme une critique post-foucaldienne de l'humanisme, entre autres choses», ajoute-t-il.

Cette conception désabusée des possibles offerts par la science-fiction n'est pas satisfaisante pour Mawena Yehouessi, qui objecte: «Je ne crois pas que l'afrofuturisme soit utopique ou optimiste. Il y a de l'utopie à l'intérieur, mais toujours déjà de la dystopie; il y a un travail d'entre-deux. L'afro-pessimisme est bien trop désespéré: s'il a raison, qu'est-ce qui se passe, qu'est-ce qu'on fait? Il y aura autant de futurs de l'afrofuturisme qu'on continuera à travailler nos afrofuturismes. Ce n'est qu'un espoir.»

Si le terme d'afrofuturisme a ainsi pu donner lieu à une myriade de propositions fictionnelles et théoriques, c'est sans doute en échappant à toute définition figée qu'il atteint son but: du blockbuster ô combien controversé Black Panther aux romans de Sofia Samatar, Lauren Beukes ou N. K. Jemisin, en passant par les tubes mainstream de Janelle Monáe et les caryatides de Wangechi Mutu, on retrouve une même volonté de se réinventer en permanence sans se laisser circonscrire à une identité assignée. L'afrofuturisme en somme, ce serait surtout un pari sur l'imaginaire.

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