Société / Culture

#AllahNousProtège

Le plus éminent de nos académiciens reçoit une visite nocturne. On se bat pour une cargaison au Havre et l'ISS intercepte un message cosmique en provenance d'El Paso.

La fine fleur de l'intelligentsia néo-conservatrice hibernait dans l'appartement du plus illustre membre de l'Académie française. | Jacques Demarthon / AFP
La fine fleur de l'intelligentsia néo-conservatrice hibernait dans l'appartement du plus illustre membre de l'Académie française. | Jacques Demarthon / AFP

Temps de lecture: 8 minutes

Dans l'épisode précédent, une astronaute calfeutrée sur la Station spatiale internationale observait la pandémie vue de l'espace, l'humanité redoutait le retour de Major Tom, le président des États-Unis était victime de son correcteur orthographique et un mécanicien du Mississippi mettait la dernière main à un gaz anti-Kovid-19.

20 mars 2020

Gret@ avançait à pas de loup sur le parquet point de Hongrie en chêne massif d'un appartement du VIe arrondissement. Les murs du couloir étaient ornés d'autoportraits à l'aquarelle de Gabriel Matzneff à différentes périodes de sa vie.

La cheffe clandestine du réseau Y2K n'y prêtait aucune attention, mais son aide de camp, la jeune fille en feu, avait du mal à taire sa répulsion: «C'est la honte!»

«La ferme, dit Gret@. Tu vas nous faire repérer. Et ne souffle pas sur tes braises: on n'a pas besoin d'un nouveau départ d'incendie.»

Il y avait eu l'Amazonie à la fin de l'été. Puis l'Australie. Des millions d'hectares réduits en cendres, un milliard d'animaux décimés sans que les gouvernements acceptent, enfin, de regarder la vérité en face: le lien entre colonisation, capitalisme et destruction de la planète.

Le diable avait-il menti? Les mois passaient, et la pandémie promise se faisait attendre. Quand ses prémices s'étaient enfin dessinées, dans les dernières semaines de 2019, il avait fallu improviser la mise en place du réseau Y2K.

Trois mois plus tard, tout était enfin prêt. Des hordes de millennials, porteurs asymptomatiques du koronavirus, attendaient le feu vert de leur leader pour se répandre en armes bactériologiques sur les marchés, les boulangeries et les pharmacies fréquentées par les boomers. L'heure était venue de porter le coup de grâce à leur sale génération d'égocentriques.

Jamais les mesures de confinement prises par les gérontocraties du monde entier ne pourraient endiguer ce flot vengeur. D'ici quelques mois, la planète serait aux mains des enfants et, si tout se passait comme prévu, la sixième extinction pourrait être évitée.

Gret@ s'arrêta devant une rangée de caissons équipés de respirateurs artificiels. C'était dans ce duplex haussmannien, propriété du plus illustre membre de l'Académie française, que se trouvait confinée en hibernation la fine fleur de l'intelligentsia néo-conservatrice.

Il y avait là un ancien Premier ministre émigré en Catalogne, une féministe universaliste, un présentateur de talk-show, une écrivaine de mauvaise humeur et un écrivain à mauvaise haleine, chacun sur sa couchette de polymère.

Un dernier caisson stérilisé, réservé au petit prince de la France de souche, attendait encore son hôte: Érik Z. s'était juré de mourir en héros, verbe haut et glaive à la main, sur l'un des plateaux de télévision où il pourfendait sans relâche l'anti-France, la soumission à l'islam, l'émasculation de la République, la dictature des minorités et le communautarisme rampant.

Pas plus tard que la veille, il avait porté son fer dans le flanc de ces barbares à barbecue qu'Allah immunisait contre la maladie des Blancs –les seuls vrais Français qui vaillent.

Jusqu'à son dernier souffle, il n'aurait de cesse de repousser les assauts des Mahométans. Il savait au fond de lui qu'il devrait tôt ou tard rendre les armes mais, Cyrano au cheveu rare et aspergé à l'eau de Cologne, il se racontait que c'est bien plus beau lorsque c'est inutile.

Les cinq patients ici présents n'avaient pas son panache. Au premier symptôme, quinte de toux, courbatures ou poussée de fièvre, ils avaient accouru chez l'académicien, qui leur avait offert l'asile à bras ouverts. Leurs yeux étaient clos mais leurs lèvres, synchrones d'un caisson à l'autre, psalmodiaient une mélodie inaudible.

– «Qu'est-ce qu'ils chantent, ces cons-là?, chuchota la jeune fille en feu.
– C'est toi qui devrais me le dire: c'est ton hymne national, pas le mien. Je crois qu'ils essaient de faire un canon. Mais comme il n'y en a pas un qui chante juste, c'est un massacre.»

Gret@ avait remarqué que des câbles étaient branchés à chaque habitacle, derrière la tête des patriotes hibernant. En se baissant, elle découvrit qu'ils étaient reliés à une multitude de petites boîtes, étrangement semblables à des incubateurs.

*

Au même moment, un navire était en train d'accoster dans le port du Havre, la soute pleine de nivaquine, de liquide désinfectant, de masques haute qualité et de respirateurs artificiels.

Le commandant local du réseau Y2K, un adolescent normand en décrochage scolaire connu sous le nom de Cobra et pour des faits de délinquance mineurs, était posté sur le toit d'un hangar. Il égrena le compte à rebours dans son iPhone X: «Trois, deux, un, feu!»

Rien.

«Qu'est-ce que vous foutez? Faites-moi sauter ce bateau! Les hôpitaux ne doivent pas être réapprovisionnés.»

Une voix crachota au bout de la ligne: «C'est un guet-apens. Il y a des snipers de la Section Oméga partout! Il faut se disperser!»

Cobra sentit le canon froid d'une arme de poing sur sa nuque. Il entendit une voix lui dire quelque chose en anglais, puis tout devint noir.

Ken Klaus Kendrick, le leader de la Section Oméga, ramassa le téléphone du gamin acnéique et ordonna à ses troupes de monter à bord pour décharger la marchandise. Il fut bientôt rejoint à son poste d'observation par un officier de la gendarmerie.

Celui-ci tenta de lui exprimer sa reconnaissance le moins mal possible, en essayant de se remémorer les rudiments d'anglais qu'il avait appris au collège. Les verbes modaux étaient hélas au-dessus de ses moyens: «Je ne sais comment vous remercier. Sans vous, la cargaison serait tombée entre les mains de ces fanatiques. Nous sommes totalement débordés par les émeutes dans les cités voisines et n'aurions pu faire face. Mes hommes vont acheminer les conteneurs aux CHU en détr…»

Il n'eut pas le temps de terminer sa phrase: Ken Klaus Kendrick lui avait logé une balle en pleine tête.

«Va raconter ça au Bon Dieu, Frenchie. Moi, je n'ai pas le temps d'écouter tes jérémiades et ton accent de plouc me fait mal aux oreilles.»

*

Gret@ comprit ce qu'il y avait dans les incubateurs au moment où elle entendit une voix derrière elle: «Pas touche à mes clones!»

C'était le maître des lieux, veste d'immortel sur le dos et lunettes de traviole. Il leva son épée.

– «Jamais je ne me mettrai au garde-à-vous devant les abstraites sommations de ta parole puérile. En garde, enfant gâtée! Ta dernière heure a sonné.
– Je vais lui faire bouffer son sabre,
cria la jeune fille en feu, flambant de plus belle, ses flammes noircissant les moulures XIXe au plafond.
– Reste tranquille, lui ordonna Gret@. J'en fais mon affaire.»

Et l'intruse de jeter un sort qu'elle avait glané à Stockholm dans le sac à malices du diable. Aussitôt, l'académicien chenu se retrouva pétrifié, main à angle droit sur la tempe, comme un vulgaire bidasse saluant l'officier en train d'inspecter les rangs.

– «Tu disais?
– Honte à toi, sorcière! Tes maléfices contrôlent peut-être mon corps vieillissant, mais ils sont sans effet sur la vigueur de mon esprit républicain.
– Je n'en mettrais pas ma main au feu.
– Au feu?»,
répéta la jeune fille en feu.

Gret@ poussa un soupir: elle n'en pouvait plus d'expliquer à ses troupes la différence entre sens littéral et sens figuré. Leur jusqu'au-boutisme l'inquiétait de plus en plus. Le diable avait-il prévu qu'elle se laisserait déborder par sa base? Que la destruction contrôlée qu'elle envisageait comme un mal nécessaire ne déboucherait pas sur un nouvel anthropocène, plus en harmonie avec la planète, mais sur un âge de terreur et de chaos?

Elle chassa ces pensées défaitistes. Le but n'avait jamais été aussi proche, et ce n'était pas le moment de flancher.

*

À l'ombre d'un auvent en plastique à El Paso, le petit Panita lisait un conte intitulé Koronavirus. Il reposa sa tablette en se disant qu'il n'y comprenait rien et que l'auteur aurait mieux fait de consulter un psychologue avant de se mettre à écrire.

Pour se dégourdir les jambes, il entama sa promenade habituelle le long des barbelés électrifiés du camp de détention. À l'extrémité ouest, non loin de l'entrée, sa chaussure buta sur un petit caillou brillant. En le ramassant, Panita reconnut le symbole maya du caracol –l'escargot du temps non linéaire dont sa mère lui avait expliqué la signification dès qu'il avait atteint l'âge de poser des questions: «Plus tu avances, plus tu retournes vers l'origine.»

Ce symbole traditionnel était barré sur le caillou par une sorte d'éclair, que Panita avait déjà vu quelque part:

Mais où?

*

Il y eut un bruit à l'étage.

– «C'est ta femme?, demanda Gret@ à l'académicien.
– Elle m'a quitté, répondit celui-ci en réprimant un sanglot. Je n'aurais pas dû dire à la télé que je la violais tous les soirs.
– Qui est là-haut?
– Mon majordome philosophe. Son prénom ne doit pas être prononcé.»

La jeune fille en feu ne se fit pas prier pour aller mettre le laquais hors d'état de nuire. Gret@ s'approcha de l'académicien. Il était en pleurs.

– «Allons, allons, un grand garçon comme toi. Dis-moi plutôt où est ton copain à la chemise ouverte jusqu'au nombril? Celui qui a un nom de boîte de livraison de colis.
– UPS?,
dit la jeune fille en feu, de retour avec le majordome ligoté sur son dos.
– DHL est loin d'ici. Chez les bons musulmans du Pandjchir, où on enseigne l'islam des Lumières, compatible avec les lois de la République. Loin de nos hôpitaux envahis par les non-Français et de tous ces cons finis qui ne veulent pas rester confinés! Qu'est-ce que tu lui veux?
– Selon la prophétie, il est en possession de l'un des deux talismans au monde permettant d'entrer en contact avec Major Tom.
– Tu ne lui mettras jamais la main dessus. Il connaît l'Asie centrale comme sa poche et a des figurants dans tous les villages.
– Si tu me dis où il est et si tu prêtes allégeance au réseau Y2K, je te donnerai le portefeuille des Ehpad une fois que je serai au pouvoir. Tu as ma parole.»

Gret@ entendit un rire sardonique dans son dos. Elle se retourna et vit l'académicien debout au fond du couloir. Il était pourtant là, immobilisé devant elle et à sa merci. Comment était-ce possible?

«Tu n'as donc jamais regardé Star Wars? Un meeting électoral de Mélenchon? Hologramme, morveuse: le futur selon ma génération! Mes amis et moi sommes en sécurité, là où tu ne nous trouveras jamais. Fais ce que tu veux de nos clones. J'en ai ici à la pelle. Et je connais à présent tes noirs desseins.»

Son rire mauvais et son spectre s'évanouirent dans un bruit de modem ADSL. Gret@ s'en voulait; elle était tombée dans le panneau. Elle secoua l'épaule de la jeune fille en feu, éteinte et assoupie dans le caisson attitré d'Érik Z.

«Réveille-toi. On se lève et on se barre.»

*

Le témoin au-dessus du transcripteur se mit à clignoter. C'était celui qui était relié à la sonde interstellaire.

Zoé s'approcha. Depuis qu'elle était à bord de l'ISS, c'était la première fois que la machine se manifestait.

«La communication a été émise quelque part à la sortie d'El Paso», annonça Sedon-A. L'intelligence artificielle avait l'air contrarié. «Je n'arrive pas à calculer la distance qui sépare la source du destinataire. Elle est infiniment grande.»

«Quel est le message?»

Sedon-A resta muette, ce qui ne lui arrivait jamais après une question. Zoé jeta un coup d'œil à l'écran et eut un coup au cœur en reconnaissant le tatouage que son père portait à l'intérieur du poignet.

Dans le prochain épisode, la guerre entre le réseau Y2K et la Section Oméga fait rage aux quatre coins du monde. Zoé, enfant, envoie un message à travers le temps. Les États s'effondrent. Gret@ et la jeune fille en feu suivent la trace du talisman de Major Tom dans les ruines mayas d'Uxmal, au Yucatán. Panita, au nord du Rio Grande, se rend compte de l'arme qu'il a entre les mains.

Épisode 3#AllahNousProtège
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