Culture

Comment Hollywood méprise les voix de ses films d'animation

Elles sont connues de millions de gens. Pourtant, l'industrie refuse de considérer les personnes qui prêtent les leurs aux personnages comme de vrais acteurs et actrices.

Bugs Bunny dans <em>Space Jam</em>. | Capture d'écran via YouTube
Bugs Bunny dans Space Jam. | Capture d'écran via YouTube

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L'après-midi du 10 novembre 1996 est une date importante dans la vie de Billy West. Il a été invité, en plein cœur d'Hollywood, au Chinese Theatre sur Sunset Boulevard, pour assister à l'avant-première de Space Jam. Le quadragénaire a de quoi être excité: il est après tout la star du film, incarnant, aux côtés de Michael Jordan, Bugs Bunny.

L'événement est d'autant plus important que le célèbre lapin n'a encore jamais été la star d'un film de cinéma après six décennies de courts-métrages et autres séries télé et que West a été choisi, parmi une poignée d'autres interprètes, pour prendre la relève de Mel Blanc, l'inventeur de la voix du personnage décédé en 1989.

Mais en arrivant sur place, West découvre qu'il y a en fait deux avant-premières: celle du tapis rouge, de la grande salle, celle où les stars du basket, du cinéma et de la télé défilent devant les caméras, et celle de la petite salle située dans une annexe au Chinese Theatre.

«Nous n'étions pas invités dans la grande salle, racontait West à A.V. Club en 2005. Mon ami Bob Bergen, qui fait la voix de Porky Pig, les a interpellés pour leur demander la raison alors qu'on était les têtes d'affiche du film. Et là, on nous a dit: “Vous voulez dire l'avant-première au grand Chinese Theatre? C'est pour les acteurs!”»

Cette dernière phrase, Billy West n'avait pas été capable de l'oublier, dix ans plus tard. Il suffisait de regarder la liste des personnages qu'il avait incarnés au fil des ses trente années de carrière pour comprendre pourquoi. West a beau avoir nourri l'imaginaire de millions d'enfants et d'adolescent·es en interprétant des centaines de voix de personnages animés cultes –certaines inventées par lui-même telles celles de Doug dans la série éponyme, de Stimpy dans Ren & Stimpy ou de Fry dans Futurama, d'autres reprises telles celles de Bugs Bunny, d'Elmer Fudd ou de Woody Woodpecker–, son nom, comme celui de la grande majorité de ses collègues, reste inconnu du plus grand nombre.

«Les beaux-enfants rouquins et illégitimes de l'industrie»

C'est le lot des acteurs et actrices de voix d'être considérées comme des acteurs et actrices de seconde zone, voire comme des acteurs et actrices tout court. Dans une ville qui place l'apparence au-dessus de tout, il est souvent préférable d'avoir un beau visage et une belle silhouette pour être considéré comme un acteur ou une actrice que d'avoir une voix capable de jouer des centaines de personnages différents. Par exemple, dans Futurama, Billy West incarne non seulement Fry mais aussi le Professeur Farnsworth, le Docteur Zoidberg et Zapp Brannigan.

C'est pourquoi, dans l'œil du grand public, un acteur comme Mark Hamill a souvent vécu une longue traversée du désert entre Le Retour du Jedi en 1983 et Les Derniers Jedi en 2017. Quand son comparse de Star Wars, Harrison Ford, devenait une méga-star sur les écrans de cinéma, lui avait, semblait-il, disparu, probablement incapable de faire oublier l'image de Luke Skywalker. C'était évidemment ignorer qu'il était devenu un des acteurs de voix les plus réputés d'Hollywood, en particulier grâce au rôle du Joker dans la série animée Batman à partir de 1992.

«Nous sommes les beaux-enfants rouquins et illégitimes de l'industrie», confiera Billy West en 2006 à Verbicide.

Cette situation est loin d'être récente. Recommandée par son père, un coach vocal, à un directeur de casting de Disney qui cherchait alors une voix «sans âge, amicale, naturelle et innocente», Adriana Caselotti avait 18 ans quand elle a été choisie pour être la voix de Blanche-Neige dans le premier long-métrage d'animation de l'histoire du cinéma, sorti en 1937. Sélectionnée parmi 150 prétendantes dont l'actrice Deanna Durbin, jeune star des comédies musicales du studio Universal, elle avait été payée 20 dollars par jour, soit 970 dollars au total –l'équivalent de 17.000 dollars d'aujourd'hui [un peu plus de 15.000 euros]. Le minimum syndical: des stars féminines, sous contrat, comme Claudette Colbert, Barbara Stanwyck ou Ginger Rogers pouvaient être payées cinquante à cent fois plus par film.

«Ils m'avaient dit que le film serait un peu plus long que leurs courts-métrages, qui duraient entre dix et douze minutes, expliquait-elle à Associated Press près de soixante ans plus tard. Alors je me suis dit que le film ferait vingt minutes. Je n'avais pas réalisé ce qui se passait avant d'aller à l'avant-première. J'y ai vu toutes ces stars de cinéma –Marlene Dietrich, Carole Lombard, Gary Cooper– tout le monde était là et j'ai découvert que cette chose durait une heure et vingt-trois minutes.»

Surtout, Adriana Caselotti n'a jamais pu exploiter cette inestimable contribution, cette voix magique. Lorsque le comédien Jack Benny a voulu l'embaucher pour son émission de radio, Walt Disney lui a répondu: «Je suis désolé mais cette voix ne peut être utilisée nulle part ailleurs. Je ne veux pas gâcher l'illusion de Blanche-Neige.» Une phrase que Judy Garland n'avait probablement pas entendu après Le Magicien d'Oz.

Un paradoxe étrange: considérer qu'une voix est si unique, rare et précieuse qu'elle nécessite d'être protégée à tout prix, mais refuser de mettre le prix. Ce n'est qu'en 1993, alors que Disney ressortait Blanche-Neige et les Sept Nains au cinéma pour la huitième fois et s'apprêtait à le sortir en VHS pour la toute première fois, qu'Adriana Caselotti, alors âgée de 77 ans, se décidait à réclamer son dû.

«Je réalise que je dois demander, disait-elle. Mais je ne veux pas passer par ce qu'a dû traverser Peggy Lee [en 1992, la chanteuse, qui a doublé quatre personnages dans La Belle et le Clochard, a attaqué Disney qui a été condamné à lui verser 3,2 millions de dollars en royalties sur les ventes en VHS du film, ndlr]. Je suis beaucoup plus vieille qu'elle quand elle a commencé la procédure. J'ai 77 ans et, pour moi, ce serait une vraie corvée. Je préfère le faire d'une façon amicale. Je pense qu'eux aussi.»

L'année suivante, elle était faite «Disney Legend», un simple titre honorifique. Ne pouvant pas vivre de cette voix au cinéma ou à la télé, Caselotti a tenté brièvement sa chance dans l'opéra, a travaillé dans l'immobilier et dans la finance ou a écrit un livre sur le chant.

Rare job de rêve

«Je suis dans un business constitué à 90% de chômage, indiquait Billy West en 2006. Votre job est de chercher du travail. Alors tout ressemble à du travail pour moi. Ce n'est pas comme si je pouvais choisir ce que je veux faire. Ça arrive très rarement. Je travaille au jour le jour. Parfois vous avez le job le plus cool du monde et parfois c'est l'inverse.»

Billy West vit pourtant dans un monde post-Mel Blanc. À la fin des années 1930, Blanc, un jeune passionné de dialectes, après des débuts à la radio, avait été engagé en freelance par le studio Warner Bros. pour incarner Porky Pig, sa nouvelle star animée. Il s'était révélé si doué, improvisant et maniant à la fois différentes voix mais aussi leur rythme comique, qu'il s'était vu confier les voix de Daffy Duck et de Bugs Bunny, mais aussi de Woody Woodpecker chez Universal, le studio concurrent.

À l'été 1941, avide de ne pas laisser son talent filer à la concurrence, Warner Bros. lui signait un contrat à l'année payé 65 dollars par semaine. Trois ans plus tard, le studio acceptait de le créditer à la fin des films. Une révolution pour un acteur ou actrice de voix. En 1946, il obtenait même 20% de royalties sur les ventes de disques, en plus d'un salaire de 125 dollars par semaine. En 1952, avec 200 dollars par semaine, il était l'acteur de voix le mieux payé d'Hollywood. À défaut d'être une star, il était devenu une icône.

C'est grâce à lui qu'aujourd'hui Dan Castellaneta, Julie Kavner, Nancy Cartwright, Yeardley Smith ou Harry Shearer peuvent gagner, sans compter leurs royalties, jusqu'à 400.000 dollars pour chaque épisode des Simpson. Ils étaient, comme Mel Blanc, devenus indispensables à une série qui n'avait jamais cessé d'exister pendant trente saisons. Avec ses 660 épisodes, la série animée est la plus longue de l'histoire dans son genre.

«Ils prennent ton riff, ils prennent tes petits bruits et ils disent à la célébrité “c'est ce qu'on veut, c'est ça qu'on recherche, écoute ce qu'il fait”.»
Billy West, acteur spécialisé dans le doublage

Un job de rêve, fixe et bien payé, mais un job très loin des standards d'une industrie qui n'a pas peur de remplacer un acteur par un autre. En 2004, les voix des Simpson elles-mêmes, qui avaient été engagéés à 30.000 dollars par épisode, étaient passées très près d'être intégralement remplacées par la Fox car devenues trop chères.

En 2016, c'était au tour de la voix de Kermit depuis vingt-sept ans, l'acteur Steve Whitmire –choisi personnellement par le créateur de la grenouille Jim Henson à sa mort– de se faire renvoyer par Disney parce qu'il était devenu, selon Brian Henson, le fils de Jim, trop gourmand. Billy West lui-même avait été viré et remplacé quand les droits de Doug avaient été rachetés par Disney à Nickelodeon en 1996.

Une précarité d'autant plus douloureuse que les acteurs et actrices de voix étaient privé·es, depuis une vingtaine d'années, des rôles les plus emblématiques, ceux du cinéma. Depuis que Robin Williams avait accepté d'incarner le génie dans Aladdin en 1992, les studios avaient compris tous les bénéfices marketing et financiers qu'ils pouvaient récolter en engageant des stars pour incarner des personnages animés: ils pouvaient faire le tour des talk-shows, attirer les parents sur leur nom et leur réputation et dérouler un parfait storytelling en assurant qu'ils l'avaient fait pour leurs enfants.

«Ce qui est vraiment insidieux, c'est que les studios aiment faire venir l'Agence tous risques pour faire des lectures et créer les personnages, puis tu n'entends plus jamais parler d'eux, dénonçait Billy West en 2005. Ensuite, tu vois la personne qui a eu le boulot dire des choses qui viennent directement de ce que tu as créé, comme, par exemple, une improvisation sur un mot du Midwest parce que j'ai grandi à Détroit. C'est n'importe quoi! Je suis quoi, moi, maintenant? Un concepteur-rédacteur? Comment ça se fait que je n'ai pas droit aux royalties? Ils prennent ton riff, ils prennent tes petits bruits et ils disent à la célébrité “c'est ce qu'on veut, c'est ça qu'on recherche, écoute ce qu'il fait”.»

Quand les personnages de la Belle et la Bête étaient, par exemple, incarnés en 1991 par Paige O'Hara et Robby Benson ou la Petite Sirène par Jodi Benson, on retrouvait donc, trois ans plus tard, au casting vocal du Roi Lion des gens comme Whoopi Goldberg ou Matthew Broderick. L'année suivante, dans Pocahontas, John Smith était incarné par Mel Gibson et, dans Toy Story, les voix principales avaient été confiées à Tom Hanks et Tim Allen.

La fin d'un artisanat

Chez le concurrent Dreamworks, à partir des années 2000, on est même allé encore plus loin en se faisant une spécialité des personnages conçus à l'image des stars, comme dans Fourmiz avec Woody Allen et Sylvester Stallone, Gang de requins avec Will Smith, Renée Zellweger et Robert De Niro, Bee Movie avec Jerry Seinfeld et bien sûr Shrek avec Mike Myers, Eddie Murphy et Cameron Diaz.

«À la minute où ils mentionnent un film en images de synthèse, ils cherchent déjà à savoir ce que fait Renée Zellweger, s'énervait Billy West en 2005. Ils cherchent déjà à savoir ce que fait Billy Crystal. Ça n'a aucun sens de faire ce qu'ils font: dépenser des milliards en animation et ensuite avoir cette putain de voix totalement plate par dessus. “Hé, je suis Will Smith, je suis un coquillage! Je suis Will Smith, je suis un kangourou!” Tout ce que vous apportez à la performance, c'est votre ego. Ils sont juste eux-mêmes. Rendez-vous compte: Cameron Diaz est l'actrice de voix la mieux payée de l'histoire: 20 millions de dollars pour Shrek. Pourquoi? Parce qu'elle a une bouche de deux mètres? Ça marche devant une caméra, mais pas devant un micro!»

Résultat: c'est, selon Billy West, tout un artisanat qui est en train de se perdre, celui de ces acteurs et actrices capables d'inventer et reproduire des dizaines, voire des centaines de voix différentes comme le faisait autrefois Mel Blanc, «l'homme aux mille voix».

«Avec ces putain de stars, je ne peux désormais plus faire de voix à plein temps, se plaignait un acteur anonyme dans le New York Post en 2018. Ce n'est plus assez pour faire vivre une famille. Alors que ces types n'ont pas besoin de travailler.»

Une situation alarmante particulièrement ironique quand on sait que Robin Williams –qui avait ce talent similaire à tou·tes ces artistes des années 1930 et 1940, celui des «cordes vocales 100% élastiques»– avait accepté la proposition de Disney d'incarner le génie dans Aladdin à la seule condition qu'il ne soit pas mis en avant lors de la promotion du film et que sa voix ne serve pas à vendre des jouets et autres produits dérivés. Mais le studio n'a pas respecté sa part du contrat, comme l'acteur, très énervé, l'a mentionné dans la presse à de nombreuses reprises.

«Je l'ai fait parce que je voulais faire partie de cette grande tradition de l'animation», racontait ainsi l'acteur au New York Magazine.

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