Égalités / Culture

Un siècle avant Weinstein, les femmes dominaient Hollywood

Au début de son histoire, avant de devenir une industrie, Hollywood était vu comme un éden pour les femmes, un lieu où elles pouvaient exercer des métiers de pouvoir et où elles étaient payées autant voire mieux que les hommes. Une situation qui ne tardera pas à changer. Radicalement.

Mary Pickford et Frances Marion en 1920, sur le tournage de «The Love Light» | By Mary Pickford Company / United Artists [Public domain], via Wikimedia Commons <a href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:The_Love_Light_(1921)_-_2.jpg">License by</a>
Mary Pickford et Frances Marion en 1920, sur le tournage de «The Love Light» | By Mary Pickford Company / United Artists [Public domain], via Wikimedia Commons License by

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«Si ceci est un monde d’hommes, Hollywood est une ville de femmes, une ville d’Amazones modernes dirigées par de belles et astucieuses femmes qui, de leur trône de glamour, déploient via celluloïd leurs standards aux quatres coins de la Terre. Professionnellement, financièrement, socialement, elles dominent Hollywood, et donc l’industrie du cinéma.»

Ces mots ne viennent pas d’une dystopie féministe pour ados. Non, ils ont été écrits dans un article intitulé «La Bataille des Sexes» du très sérieux magazine de cinéma Picture-Play… en 1934. C’est ainsi que commence cette histoire, comme une parenthèse en début de phrase, comme un moment enchanté et rare durant lequel les femmes avaient le pouvoir.

Un système égalitaire

Au début du siècle, en Amérique, si le théâtre, en tant que forme dominante de spectacle et de divertissement, était bien un monde d’hommes, le cinéma, lui, était une marge. Il n’était pas une profession «respectable». Il n’était pas pris au sérieux. Les femmes, comme les juifs, y trouvaient donc un refuge, un lieu où elles et ils pouvaient s’exprimer, pratiquer des métiers dont elles et ils auraient été écartés d’emblée en raison de leur religion ou de leur sexe.

En photo dans les pages du magazine Photoplay d’octobre 1916, Margery Ordway y était devenue «cadreuse aussi nonchalamment que d’autres filles seraient devenues sténographe, infirmière ou femme au foyer». Citée par Lizzy Frank dans son essai Script Girls, la scénariste Beulah Marie Dix, créditée de dix films sur la seule année 1917, expliquait le fonctionnement d’Hollywood à ses débuts:

«C’était très informel à cette époque. Il n’y avait pas de syndicats. Personne sur le plateau ne faisait ce pourquoi il avait été engagé. J’ai fait figurante, j’ai accroché des lumières et tous ceux qui ne faisaient rien réécrivaient les notes du réalisateur sur le scénario… J’ai passé aussi beaucoup de temps dans la salle de montage.»

Beulah Marie Dix | Book news via Wikimedia

Le système était égalitaire: la moitié des films sortis entre 1911 et 1925 étaient écrits par des femmes. Les deux sexes travaillaient côte à côte, sans discrimination. Celles qui le voulaient y arrivaient et obtenaient devant et derrière la caméra les métiers de pouvoir qu’elles ne trouvaient pas ailleurs, dans «ce monde d’hommes», productrice, réalisatrice, monteuse, costumière, scénariste, décoratrice et bien sûr actrice.

«Pourquoi devrais-je être nerveuse? J’ai vu des hommes avec moins de cerveau que moi s’en tirer très bien», répondait Cleo Madison à un journaliste avant de prendre les rennes de son premier film en tant que réalisatrice après être devenue une star en tant qu’actrice.

On veut des noms

La Française Alice Guy-Blaché, après avoir débuté comme secrétaire de Louis Gaumont, était par exemple capable, quelques années après avoir émigré aux États-Unis en 1907, de former en 1910 son propre studio (Solax) où, en tant que présidente et réalisatrice en chef, elle supervisait la production de près de 300 films et réalisait elle-même plus d’une vingtaine de longs-métrages.

Lois Weber, elle, après avoir réalisé des films pour le bureau new-yorkais de Gaumont, s’installait à Los Angeles où elle ne tardera pas à devenir, en 1916, la réalisatrice la mieux payée du studio Universal. Dès l’année suivante, elle formait sa propre société de production pour traiter les sujets sociaux qui lui tenaient à coeur comme l’avortement (Where are my children?), la peine de mort (The People vs. Joe Doe), la pauvreté (The Blot) ou l’addiction aux drogues (Hop, The Devil’s Brew).

C’était à ses côtés, comme son assistante, que débutait Frances Marion, une jeune actrice et mannequin, autrefois dessinatrice publicitaire et correspondante de guerre, qui ne rêvait en fait que de raconter des histoires. À ses côtés, elle apprendra les rouages et mécanismes d’un système qui n’était pas encore tout à fait une industrie.

Ce seront son amitié et sa parfaite alchimie avec la plus grande star de l’époque, Mary Pickford, qui scelleront son destin. L’actrice fera de sa meilleure amie sa scénariste attitrée et exclusive et propulsera sa carrière. Pour elle, Marion écrira vingt films entre 1912 et 1933, dont certains qu’elle dirigera elle-même. Au milieu des années 1920, à seulement 35 ans, Frances Marion gagnait déjà 3.000 dollars par semaine (l’équivalent de 40.000 dollars aujourd’hui) et beaucoup n’hésitait pas à attribuer le succès du studio MGM à ses seules prouesses, à une époque où l’on parlait à peine de «scénarios» et où les films étaient construits au jour le jour en suivant une feuille de route plus ou moins détaillée.

«Contrairement à l’assertion que les femmes font tout en leur pouvoir pour contrecarrer les progrès des autres femmes, j’ai trouvé que c’était toujours celles de mon propre sexe qui m’avaient donné un coup de main quand j’en avais besoin»

Frances Marion, scénariste

Son influence était telle qu’elle pouvait en une scène transformer la vie d’une actrice. Marie Dressler, actrice de Vaudeville, qu’on disait finie et démodée, lui devait, par exemple, les plus belles années de sa carrière. Marion avait interviewé l’actrice en 1911 et ne l’avait jamais oubliée. En écrivant rien que pour elle des rôles sur-mesure (dans Min & Bill, qui lui vaudra un Oscar, ou Emma), Frances Marion fera de la vieille actrice sexagénaire, qui vivait dans une grande pauvreté une quinzaine d’années plus tôt, la star la mieux payée d’Hollywood au début des années 1930.

«Je dois mon succès aux femmes. Contrairement à l’assertion que les femmes font tout en leur pouvoir pour contrecarrer les progrès des autres femmes, j’ai trouvé que c’était toujours celles de mon propre sexe qui m’avaient donné un coup de main quand j’en avais besoin», disait-elle.

Aussi à l’aise dans le cinéma muet que dans le parlant, elle était la première femme à décrocher un Oscar du meilleur scénario, pour Big House en 1930, inventant même le sous-genre du film de prison et une grande partie de ce qui est, aujourd’hui, considéré, via des films comme Les Evadés ou Luke La Main Froide, comme des clichés. Cette année-là, ses films étaient nommés dans sept des huit catégories!

 

 

Extrait de The Big House | warnerarchive

Elle en gagnera un second deux ans plus tard pour The Champ, le mélodrame souvent référencé comme le premier grand film de boxe, un film qui installera, pour longtemps, le combat sur le ring comme une métaphore de l’adversité de la vie, celle que l’on retrouvera plus tard dans Rocky, Raging Bull ou Million Dollar Baby.

Une catégorie «homme» aux Oscars créée par galanterie

De l’or, Greta Garbo en a elle-aussi gagné beaucoup. L’immigrée suédoise, qui ne parlait pas un mot d’anglais à son arrivée aux États-Unis en 1925, devenait, une décennie plus tard, la star la mieux payée d’Hollywood. Au prix d’amères négociations qui la virent menacer de retourner en Suède et de déclencher une grève, la jeune femme, seulement âgée de 24 ans, obtenait de la MGM une augmentation de son salaire hebdomadaire de près de 1300%! Six ans plus tard, ayant réalisé avec succès, contrairement à de nombreuses autres actrices européennes, le passage du muet au parlant, elle gagnait la somme record de 270.000 dollars par film, loin devant John Gilbert, son amant devant et derrière la caméra, dont la voix, trop aiguë, ruinera la carrière à l’arrivée du parlant.

 

«Il est indéniable que les femmes dirigent Hollywood et qu’elles continueront de diriger tant qu’elles choisiront le divertissement pour leur famille»

Samuel Goldwyn, fondateur de Goldwyn Pictures

«Il est indéniable que les femmes dirigent Hollywood et qu’elles continueront de diriger tant qu’elles choisiront le divertissement pour leur famille et tant qu’elles continueront de constituer la grande majorité du public des cinémas», expliquait, en 1935 dans le magazine New Movie, Samuel Goldwyn, fondateur de Goldwyn Pictures.

Pour le producteur, les femmes constituaient en effet plus de 70% de son audience. En 1934, un article de Screenland estimait même ce chiffre à 82%. Entre 1932 à 1938 (avec une parenthèse en 1934), c'étaient donc Marie Dressler, Shirley Temple, Janet Gaynor, Joan Crawford, Greta Garbo, qui étaient les stars les mieux payées d’Hollywood. Loin derrière, leurs homologues masculins.

Le phénomène était tel que les premiers Oscars ne créeront deux catégories distinctes pour les acteurs et actrices que par galanterie pour ces messieurs, comme une forme de discrimination positive. Sans cette séparation, les Joan Crawford et Greta Garbo se seraient réparti l’ensemble des trophées. En 1936, par exemple, devant les performances exceptionnelles de Katharine Hepburn, Merle Oberon, Bette Davis ou Claudette Colbert, l’Académie était obligé de créer une sixième nomination pour les actrices tout en enlevant une pour les acteurs. Et les trois perdants ce soir là avaient joué dans le même film (Les Révoltés du Bounty)!

Et la parenthèse enchantée se referma

Évidemment, tout ceci était teinté d’un grand cynisme. Derrière le laconique et presque émancipateur titre de son édito, «Les Femmes dirigent Hollywood», Samuel Goldwyn ne se faisait pas grand défenseur de la cause féministe. Seule la cause capitaliste comptait. Une simple histoire d’offre et de demande, en fait. Tant mieux pour le salaire des femmes, autrices et actrices, tant pis pour les clichés misogynes.

«En quoi les goûts cinématographiques différent entre les hommes et les femmes?, demandait-il. Principalement dans le fait que les femmes sont des idéalistes et les hommes des réalistes. Les femmes sont plus intéressées par l’émotion que par les situations dramatiques qui donnent naissance à cette émotion. Elles voient les films avec leur “coeur” tandis que les hommes les voient avec leur “esprit”.»

Après tout, ça restait un monde d’hommes. Et à mesure que les dollars commençaient à affluer de Wall Street, ils reprenaient le contrôle, relayant ces pionnières, Zoe Akins, Jeanie Macpherson, Beulah Marie Dix, Lenore Coffee, Anita Loos, June Mathis, Bess Meredyth, Jane Murfin, Adela Rogers St. Johns, Sonya Levien, Salka Viertel, aux notes de bas de pages de l’histoire d’Hollywood.

Frances Marion, elle, après avoir publié en 1937 la première bible du scénariste «How to Write and Sell Film Stories», abandonnait ce métier qui lui avait tout donné, la fortune, le pouvoir et une liberté créative inégalée, mais qui, désormais, ne lui offrait plus rien. Dans ce nouveau système, être scénariste, c’était «écrire dans le sable avec le vent soufflant», disait-elle à propos de ce qui était devenu, pour de bon, une industrie avec le producteur en son centre. Un homme. Toujours.

Alors, une décennie plus tard, aux réunions de la Guilde des réalisateurs, le présentateur commençait toujours son discours par un «Gentlemen and Miss Lupino», l’ex-actrice reconvertie, désormais bien seule.

Quant à Greta Garbo, que le magazine Photoplay appelait en 1932, «une menace mortelle pour les acteurs-stars», elle abandonnait le cinéma en 1941. Avec la guerre approchant, le public n’en avait plus que pour les personnalités réconfortantes comme Mickey Rooney ou Bing Crosby, pour les héros virils et patriotes comme Humphrey Bogart, Roy Rogers et John Wayne.

Le monde était fait pour les hommes. Désormais, Hollywood aussi. La parenthèse s’était refermée. Très violemment.

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