Culture

Sexisme, racisme et psychédélisme: bienvenue dans la Lyman Family

Mel Lyman, c'est ce joueur de banjo et d'harmonica qui ambitionnait de révolutionner la new age. C'est aussi cet homme qui a expérimenté le LSD avec Timothy Leary et fondé en 1966 la Lyman Family, une communauté aux bases vermoulues.

Mel Lyman, gourou de la Lyman Family. | Capture d'écran Hiram Corso <a href="https://www.youtube.com/watch?v=uJqJzBSr3Bg">via YouTube</a>
Mel Lyman, gourou de la Lyman Family. | Capture d'écran Hiram Corso via YouTube

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Pour Jack Kerouac, le voyage était une manière de trouver la paix intérieure, de se débarrasser de toute fausseté, de revenir à l'élémentaire et d'être capable d'échapper aux règles de la société. Il faut toutefois croire que certaines personnes prennent la route pour d'autres raisons.

Pour Mel Lyman, il y a d'abord la passion de la musique, notamment de l'harmonica et du banjo, deux instruments qui l'incitent à s'éloigner régulièrement de sa Californie natale. Puis, au début des années 1960, c'est l'amour qui l'amène à Boston.

Le jeune Américain, 25 ans, est épris de Judy Silver et voit dans cette nouvelle vie qui s'annonce la possibilité de s'affirmer pleinement en tant qu'artiste. Sur place, il côtoie ainsi Timothy Leary, le pape du LSD, sympathise avec Jonas Mekas et passe de temps à autre aux studios d'Andy Warhol et du réalisateur Bruce Conner.

À l'époque, Mel Lyman traîne surtout avec un tas d'étudiants attirés par les expériences inédites promises par la drogue. On dit du jeune homme, mince et chétif, qu'il porte toujours une veste militaire avec plein de poches, qu'il a l'habitude de parler en tirant sur sa petite barbichette noire et qu'il emmène son banjo absolument partout. Surtout, on dit qu'il s'épanouit complètement à Boston, épicentre du mouvement folk américain à l'aube des sixties.

C'est là que Joan Baez fait ses débuts, à l'instar de Jim Kweskin, que Mel Lyman finit par accompagner sur scène, contraint de trouver un travail afin d'échapper à la prison après s'être fait arrêter totalement défoncé à Tallahassee, en Floride.

Hasard du destin: c'est aux côtés du Jug Band de Jim Kweskin qu'il se présente en 1965 sur la scène du Newport Folk Festival, succédant à un Bob Dylan qui vient juste d'acter son entrée dans le rock avec son fameux concert effectué à la guitare électrique. Désappointé, le public quitte alors le festival, laissant Mel Lyman et ses comparses face à une foule peu épaisse, mais libres de tout mouvement: le Jug Band se lance ainsi dans une version de dix minutes de «Rock Of Ages», le temps d'une performance qui correspond finalement assez bien aux velléités d'un groupe habitué aux happenings.

Family business

Peu de temps après, tout s'accélère pour Mel Lyman. L'Américain écrit son premier livre, la sibylline Autobiography of a World Savior («Autobiographie d'un sauveur du monde»), pensée pour plaire à ses amis scientologues. Il se sert de ces quatre-vingt pages hallucinées pour réunir des gens autour de lui et fonde la Fort Hill Community.

Au début, ils ne sont pas plus d'une trentaine à vivre ensemble dans un immeuble dépourvu de chauffage, de lumière et de plomberie. À peine pense-t-on que tout ce beau monde s'est trouvé un lieu où se défoncer tranquillement. Pourtant, à bien y regarder, le mal semble déjà s'être immiscé au sein de la maison. À titre d'exemples, une photo de Charles Manson, avec qui Mel Lyman entretient une correspondance, est affichée dans la salle de jeux des enfants, tandis que le patriarche de cette drôle de famille encourage la création d'un magazine, Avatar, censé lui permettre de diffuser ses préceptes à distance.

Dans le premier numéro, le gourou tient une rubrique, «To All Who Would Know» («À tous ceux qui sauraient»). Contrairement aux autres, celle-ci occupe une pleine page, et son contenu ne laisse que peu de doutes quant à l'ego surdimensionné de Lyman:

«Pour ceux d'entre vous qui ne me connaissent pas, laissez-moi me présenter en disant que je ne suis pas un homme, pas une personnalité, pas un individu tourmenté qui se bat. Je suis tout cela, mais bien plus encore. Je suis la vérité et je dis la vérité. En toute humilité, je vous dis que je suis le plus grand homme du monde et cela ne me dérange pas plus que ça.»

Un exemplaire de la revue Avatar, avec le portrait de Mel Lyman en couverture. | Capture d'écran AllThisPaperwork via YouTube

Au fil des numéros, remplis à ras bord d'essais politiques et culturels écrits par les membres de la «famille», Mel Lyman est de plus en plus présent. D'autres rubriques apparaissent, ses photos habillent les pages, les comparaisons élogieuses (avec Jésus-Christ, des extraterrestres...) se multiplient, tandis que tout l'argent généré (par la vente, les abonnements et la publicité) lui revient sans aucun partage. «Nous étions les capitalistes souffrants. Il était le communiste prospère», confie sous couvert d'anonymat un ancien employé au magazine Rolling Stone.

«En toute humilité, je vous dis que je suis le plus grand homme du monde et cela ne me dérange pas plus que ça.»
Mel Lyman

Lors de son enquête menée en 1971, soit deux ans après le meurtre de Sharon Tate par la Manson Family, le magazine américain décrit la For Hill Community comme un environnement autoritaire et dysfonctionnel, où des chambres d'isolement ont été aménagées pour les membres indisciplinés, où les enfants sont enfermés dans un placard lorsqu'ils sont punis, où les filles sont choisies dès 13 ou 14 ans pour se marier avec les adultes de la «famille»…

Un chef charismatique

C'est bien là toute la perversité de Mel Lyman: Avatar (renommé ensuite American Avatar) n'est finalement que l'une des nombreuses tentatives mises en place par ce dernier pour contrôler les gens. Certains en parlent comme d'un chef «charismatique et complexe», qui interdit à ses proches de côtoyer des personnes d'origine étrangère, considérées comme «dangereuses» et «sans âme». D'autres évoquent plus volontiers ses sessions à l'acide où, après avoir drogué ses fidèles, il prenait plaisir à les filmer, à leur diffuser des bruits étranges et à leur anesthésier l'esprit avant de les confronter à un concert de la Lyman Family, dont les paroles débordent en apparence d'amour et d'unité.

Peu de gens s'en rendent compte alors, mais Mel Lyman incarne l'ange maléfique de la philosophie hippie: là-bas, les expériences sous drogue et la vie en communauté sont détournées pour prôner un mode de vie conservateur et abusif. Le sexe est interdit, seuls les cheveux courts sont autorisés pour les hommes, les femmes doivent porter des robes et sont condamnées aux tâches domestiques. Tous les membres, sous couvert d'adhérer à une religion farfelue, doivent également remettre leur argent à Lyman, lui permettant ainsi d'acquérir différents biens (huit vieilles maisons à Fort Hill, un loft à New York, un duplex à San Francisco, du matériel d'enregistrement et de cinéma...).

«Les seules règles étaient celles que Mel inventait au fur et à mesure, et il les changeait de jour en jour», confiait un membre de la «famille», toujours à Rolling Stone. Avant d'ajouter: «Un psy s'en donnerait à cœur joie avec 90% des gens de cette communauté.»

Les rares contestations sont rapidement punies. Un exemple? En voici même deux. Le premier remonte à l'été 1971: alors que des rapports inquiétants commencent à circuler sur les tentatives de la Lyman Family d'infiltrer les médias underground, le jeune Paul Mills appuie cette idée via un article publié dans un numéro du magazine Fusion. Conséquence: une vitre de sa voiture est brisée, sa mère reçoit des appels douteux lui demandant l'adresse de son fils, et Robert Somma, le rédacteur en chef de Fusion, est kidnappé.

Le deuxième se situe à la même période et concerne la maison de Fort Hill, alors récemment revendue par le propriétaire à une famille afro-américaine. Foncièrement raciste et en conflit ouvert avec le ghetto voisin, la Lyman Family finit par raser le bâtiment.

Gourou puissant, artiste raté

Quand il ne joue pas au sauveur tout-puissant, et lorsqu'il ne verse pas dans la violence aux côtés du Karma Squad –une milice terrorisant quiconque serait hostile à la Family–, Mel Lyman poursuit ses expérimentations musicales. La vie qu'il s'est créée n'aurait d'ailleurs d'autre but que de mettre en place un environnement rigide, propice selon lui au geste créatif. «Avez-vous vu ses films? Ses films sont déplorables –terribles, amateurs. Ce n'est pas une personne créative», proteste un de ses proches auprès de Rolling Stone. «S'il l'était, il n'aurait pas besoin de trente personnes autour de lui pour lui lécher le cul tout le temps.»

L'album de Jim Kweskin America, avec la participation de la Lyman Family. | Capture d'écran Jim Kweskin via YouTube

Toujours est-il que les membres de la Lyman Family enregistrent quelques projets, qu'ils définissent eux-mêmes comme de la «musique contemporaine», voire du «new age». Cela s'entend sur American Avatar (1969), sur Kweskin's America (1971), en équilibre stable entre le rock psychédélique et des mélodies composées à l'harmonica par Mel Lyman, mais aussi sur Richard D. Herbruck Presents Jim Kweskin's America Co-starring Mel Lyman And The Lyman Family (1971), où Jim Kweskin se montre une fois de plus élogieux au sujet du père de cette grande «famille»: «Je chante l'Amérique pour vous, et c'est Mel Lyman. Il est la nouvelle âme du monde.»

Malgré les accusations ou les suspicions, Mel Lyman est en tout cas suffisamment intelligent pour ne pas prendre position lui-même sur des sujets délicats. Jusqu'à sa mort, survenue en 1978 à Los Angeles des suites d'une overdose, le patriarche est en effet resté très discret, laissant à ses sbires le front de scène. Il a beau revendiquer être le Christ et être «sur le point de mettre ce monde stupide sens dessus dessous», c'est bien le fidèle Jim Kweskin qui, dans une interview, s'amuse des comparaisons avec la Manson Family:

«La Manson Family prêche la paix et l'amour tout en allant tuer des gens. Nous ne prêchons pas la paix et l'amour. Et nous n'avons tué personne… pour l'instant.»

Il n'en fallait pas plus pour que l'opinion publique, toujours affectée par les actes de Charles Manson, prenne ses distances avec la «famille» Lyman, dont certains membres sont impliqués dans une attaque de banque à main armée en 1973.

Peu à peu, le mode de vie de la Lyman Family paraît moins séduisant, les actes et les croyances nettement plus absurdes. L'actrice et scénariste Guinevere Turner, qui a passé ses onze premières années au sein de la «famille», déclarait ainsi que les membres de la communauté s'attendaient à ce que la vie sur Terre s'éteigne le 5 janvier 1974. Ils se préparaient d'ailleurs à être emmenés sur Vénus par des vaisseaux spatiaux.

Aujourd'hui, force est de constater que rien ne s'est passé comme prévu et que Mel Lyman opérait avant tout dans son propre intérêt. Celui d'un homme qui, malgré une centaine de disciples au croisement des décennies 1960 et 1970, n'avait rien d'un messie: à peine s'agissait-il d'un énième escroc guidé par sa folie.

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