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Dans la rentrée littéraire, le roman technophile a un rôle particulier: il nous explique les choses compliquées avec des mots compliqués. En général, c'est plutôt raté: trop technique, trop naïf, trop documenté, trop moralisateur... On est loin de la réussite narrative et vulgarisatrice de Black Mirror. Il semble que Jean-Philippe Toussaint l'a parfaitement compris.
La littérature a bon DDoSs
Au printemps 2019, deux livres avaient montré, chacun à leur manière, les impasses du roman techno à la française. Avec Données personnelles, Nathalie Côte signait un polar brumeux où le hacking joue le rôle d'emballage chic.
Il y a assez de termes techniques pour que le béotien s'y perde un peu, et quelques mises en garde pour lui faire peur: «À l'arrêt de bus, [il] prend connaissance des résultats sportifs sur son smartphone. Pendant qu'il blâme ou félicite ses équipes favorites, une dizaine de sites tiers l'espionne et enregistre sa navigation dans le but de cartographier ses centres d'intérêt.»
Le texte regorge de précautions quasi universitaires, c'est-à-dire des notes de bas de page aussi précises qu'oubliables:
«IRC #walden: Internet Relay Chat, protocole client serveur utilisé pour communiquer au sein d'un groupe fermé.»
«Dragon Kali: Distribution Linux symbolisée par un dragon stylisé.»
«Attaque de DDoS: Distribution Denial of Service ou attaque par déni de service, consiste à saturer de demandes un équipement (serveur, hébergeur) afin d'en provoquer l'arrêt.»
Dans le texte se glissent parfois des échanges numériques, mais l'insertion de cette authenticité technologique, devenue banale, tourne aujourd'hui à vide.
Quelques pages et pétaoctets («1 pétaoctet = 1.000.000.000.000.000 octets») plus tard, la conclusion s'impose: que Victor soit «impatient de voir à quoi ressemble le data center d'Algos» en dit long sur ce qui anime les personnages de ce roman, fantômes du web se traquant et s'espionnant sans jamais prendre chair à nos yeux.
Un «Black Mirror» du pauvre
Autre tentative sympathique, Transparence, mérite qu'on s'y attarde. Marc Dugain a en effet innové en créant le roman d'anticipation qui n'anticipe rien.
Le récit se déroule en 2068. Quels sont les sujets de conversation du moment? Devinez: Google, données, ADN, Donald Trump, krach boursier, sans oublier Roundup et réchauffement climatique (qui ont fait bien du mal). Voilà de la bonne science-fiction à la française: à la fin des années 2060, tout sera comme aujourd'hui –et nous aurons encore et toujours un président énarque, rien de plus satisfaisant.
Quelques avertissements ici ou là transforment rapidement le roman en cours de morale. Certes l'AI pourrait aider à créer une «espèce nouvelle», mais attention à ne pas développer une «machine suppléant à terme l'être humain», ce serait pas gentil.
Dans cinquante ans, notre comportement social sera noté (oui, tout le monde sait que ça existe déjà), de grandes sociétés de collectes de données sauront tout sur nous, Google aura même créé son propre État et versera un revenu universel à qui voudra bien lui fourguer toutes ses infos personnelles.
«Chacun était libre de se déconnecter, d'échapper à la surveillance généralisée. Mais chacun savait aussi que cette attitude de retrait par rapport au mouvement général de collecte des données créait une suspicion», peut-on lire.
Astucieux mélange d'astrologie et de bon sens, saupoudré de générosité, grâce auquel la paix dans le monde est possible. Le bonheur sur terre est malthusien (on stabilise «l'humanité à 65 % de sa population actuelle») et vaguement hippie («La relation aux autres se teinta de bienveillance, le partage devint la règle»). Les entreprises versèrent une partie des dividendes au personnel et on arrêta de bétonner.
Heureusement, le style rattrape tout. Ce ne sont qu'envolées hugoliennes («Au loin, le ciel et la mer peinaient à fusionner, laissant la ligne d'horizon apparente») –plutôt Vidal de La Blache qu'Hugo, en fait–, réflexions métaphysiques («J'ai pensé alors que tout ce qui est mort ne demande qu'à vivre, alors que ce qui vit est conduit à mourir») qui doivent autant à Pascal qu'à une publicité pour des assurances obsèques, et grognements réactionnaires («La grande parenthèse de l'écrit avait duré à peu près six mille ans avant de se refermer sur le pragmatisme de l'insouciance et de la vacuité»).
Il y a dans ce récit, pourtant agréablement écrit, comme l'annonce d'une adaptation possible par Luc Besson, façon Black Mirror du pauvre. Que l'on se rassure, les studios EuropaCorp sont très mal en point.
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La force narrative de la notice technique
Il fallait pourtant que la rentrée littéraire s'enorgueillisse d'un grand roman techno. C'est fait, grâce à Jean-Philippe Toussaint, qui explore avec gourmandise l'univers de la blockchain et des cryptomonnaies, dans un roman joyeusement intitulé La Clé USB, environ 8 Go, compatible IOS et Android. Ce n'est palpitant, mais presque.
Extrait: «La facture était très détaillée et déclinait toutes les caractéristiques de la machine: Taux de hachage: 14TH/s. Consommation d'énergie: 1300 W. Efficacité énergétique: 94 J/TH. Tension nominale: 11,60 ~ 13,00 V. Dimensions: 350 mm (L) x 135 mm (P) x 158 mm (H). Refroidissement: 2 ventilateurs 12038. Je relus cette facture qui prouvait que Kaliakras Ltd., dès février de cette année, avant même l'appel d'offres du centre commun de recherche, avait déjà acheté, de façon occulte, du matériel de minage en Chine. Une chose qui m'intriguait, c'est que je n'avais jamais entendu parler de cette machine Alpha Miner 88...» –on notera la perversion geek de ce «je relus».
Qui a survécu à ce passage pourra sans peine s'enquiller de longues pages de pédagogie numérique, du minage (six pages d'explications) à la blockchain (quatre pages), histoire de bien s'émoustiller avec le bitcoin:
«Des milliers de machines à miner étaient en train de tourner à plein régime dans un bruit de soufflerie continu. Les appareils reposaient sur des rangées d'étagères sommaires en acier galvanisé, et chaque boîtier, comme autant de microprocesseurs aux voyants verts allumés, était relié à la fois au réseau électrique et à internet, dans un enchevêtrement de fils électriques et de câbles multicolores, bleus, jaunes marrons, qui pendaient en tresses des étagères et se poursuivaient en rampant sur le sol, noués, entortillés, pour aller rejoindre des transformateurs dans des armoires électriques, sur les portes desquelles des idéogrammes et des annotations chiffrées étaient tracées aux feutres de couleur.»
L'impasse Toussaint, un geste littéraire
Outre ses répétitions qui montrent une écriture bâclée, ce texte a la verve d'une notice d'installation de disque dur externe. De fait, La Clé USB pourrait être le roman que personne ne lit, sauf en cas de problème. À moins qu'il ne vise à devenir l'un de ces textes pour informaticiens en chemisette qu'on ne scrolle que d'une main.
Parfois, Jean-Philippe Toussaint s'amuse avec les chiffres, et c'est vrai qu'ils sont trop jolis, les chiffres: «Quelle date étrange, ce 1999, avec sa traîne de 9 qui semble se dissiper silencieusement dans le temps.» Ce gars-là a la poésie chevillée au corps. Perso, je préfère 22h22.
Bien sûr, l'auteur recourt également aux invariants du récit futuriste, par exemple en nous expliquant des choses que l'on croit savoir mais en fait non: «Au moment où nous l'observons, l'avenir n'est pas encore élucidé. Dans son incertitude essentielle, dans son indétermination menaçante, l'avenir a toujours été pour l'homme une source d'inquiétude.» Au fond, le métier de futurologue n'est pas si compliqué.
L'intrigue n'est pourtant pas si mal menée, qui voit un haut fonctionnaire européen entraîné par un cabinet de lobbying en Chine, où il se débat dans un piège opaque avant d'être rattrapé par un deuil familial.
Mais la fin, abrupte, résolument abrupte et sans dénouement, sans explications, rien, pas même le mot «fin», a tout de la pirouette. L'écrivain n'a guère envie d'être le Zola des mineurs de bitcoins, et il le fait savoir par un mépris, un ricanement.
Après en avoir montré la vacuité, nourri le nécessaire gavage référentiel technique et même –comble de l'ironie– évalué la possibilité du suspense, il refuse le récit numérique. Il nous claque la porte au nez et notre frustration est, me semble-t-il, un joli geste d'écrivain.
Un pied de nez autant qu'un aveu d'impuissance
Quoique résolument différents, et même étrangers les uns aux autres, ces trois romans marquent l'impasse du récit plus ou moins futuriste, plus ou moins numérique, toujours un peu trop descriptif.
Il peut y avoir de bonnes surprises, comme La Toile de Sandra Lucbert (2017), reprise d'abord savoureuse puis bientôt longuette des Liaisons dangereuses à l'heure des textos et des likes, mais elles sont rares et le plus souvent fastidieuses.
Surtout, il semble que le roman français échoue à donner corps à cet objet impalpable qu'est le numérique. Vincent Glad en faisait déjà le constat en 2012 avec La Théorie de l'information d'Aurélien Bellanger, roman découpé «en trois parties, “MINITEL”, “WEB”, “WEB 2.0”. [...] Par un étrange mimétisme, la qualité du roman tend à épouser la courbe du génie français: brillant dans sa description d'une France bercée par le rêve télématique, le récit s'épuise peu à peu et échoue à parler de l'internet contemporain».
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Entre construction d'un récit plus ou moins réaliste (ou futuriste) et références techniques censées l'authentifier, l'équilibre est délicat et le résultat, dans les trois livres abordés ici, s'avère assez peu probant.
Autant se l'avouer, les romans du numérique sont aussi vains (et chiants) que les romans de consultants, en ce qu'ils ne parviennent pas à s'extraire de la gangue du descriptif en partant du principe qu'il faut tout expliquer au lectorat.
Sans doute est-ce Jean-Philippe Toussaint qui s'en sort le mieux, en exprimant très précisément cette impasse. La queue de poisson de son roman, dont le fin mot est un dépôt légal frustrant, est sans doute autant un pied de nez qu'un aveu d'impuissance ou de désintérêt.
S'y ajoute la nature du monde numérique, évoluant sans cesse, ringardisant à chaque instant la modernité qui faisait fureur la veille. Cette obsolescence programmée le rend probablement incompatible avec le roman, qui vise la durée voire l'intemporalité. La littérature ne se nourrirait donc pas d'algorithmes. C'est assurément une bonne nouvelle.