Culture

«Le Traître» dans la nuit de Cosa Nostra, et la pénible expérience «Mektoub»

Le film de Marco Bellocchio reconstitue un épisode décisif de la lutte contre la Mafia, tandis qu'Abdellatif Kechiche plonge le public dans une interminable boucle bruyante et comateuse.

Buscetta, le repenti (Pierfrancesco Favino) témoigne au tribunal. | Ad Vitam
Buscetta, le repenti (Pierfrancesco Favino) témoigne au tribunal. | Ad Vitam

Temps de lecture: 6 minutes

Il est le vétéran de cette sélection officielle, lui à qui l'on doit pas moins de vingt-six longs-métrages depuis ses débuts avec le déjà remarquable Les Poings dans les poches, en 1965.

Marco Bellocchio a réalisé des films sur des sujets extrêmement différents, même si souvent en prise avec l'actualité ou l'histoire récente de l'Italie. C'est à nouveau le cas avec Le Traître, centré sur le personnage de Tommaso Buscetta, dont les témoignages permirent dans les années 1980 le démantèlement de l'une des principales organisations mafieuses d'Italie.

L'obscurité de ce qui habite les autres

Mais le film n'est ni une reconstitution historique, malgré le soin apporté à l'évocation des faits, ni un film de gangsters, malgré la tension extrême qui tient en haleine durant les 2 heures 15 de la projection. C'est encore moins un plaidoyer pour –ou un réquisitoire contre– ce personnage étonnant qu'est sinon le véritable Buscetta, en tout cas le protagoniste du Traître.

Autour de celui-ci, le réalisateur d'Au nom du père, du Sourire de ma mère et de La Belle Endormie poursuit l'exploration qui nourrit tous ses films, celle de la complexité des ressorts humains dans les jeux de pouvoir, de sincérité, de narcissisme, de pulsions, d'enfance qui animent chacun, et chacun différemment.

L'acteur Pierfrancesco Favino, révélé par Bellocchio il y a plus de vingt ans dans son magnifique Prince de Hombourg et devenu un vieux routier des écrans italiens, donne une épaisseur humaine, à la fois opaque et frémissante, au personnage central.

Mais c'est aussi bien l'obscurité de ce qui habite les autres, ses anciens amis criminels qu'il enverra en prison, même lorsque leur portrait n'est qu'esquissé, qui est interrogé par le film.

La «famille» Cosa Nostra, dans son hypocrite et nécessaire unité de façade, avant que le sang ne (re)commence à couler. | Via Ad Vitam

Il est en effet évident que si l'appât du gain, centuplé par l'arrivée massive de l'héroïne à Palerme dans les années 1970, est la cause directe de l'explosion de violence inouïe qui en a résulté, l'argent est loin d'être la seule motivation, ou en tout cas le seul socle de références, de ces hommes et de ces femmes.

Une rupture avec le dispositif mental mafieux

Le véritable intérêt de Bellocchio est là, dans ce qui pousse des êtres humains à assassiner amis, femmes et enfants au nom d'un système de pensée qu'ils sont incapables de remettre en question. C'est l'histoire de la Mafia, tragiquement illustrée par les épisodes bien réels de cette période –mais pas seulement, et loin s'en faut.

Si Buscetta est un traître, ce n'est pas seulement pour avoir trouvé dans un interlocuteur exceptionnel, le juge Falcone (qui le paiera de sa vie), l'occasion de reconstruire une autre vision de lui-même que celle fournie par Cosa Nostra.

C'est aussi pour avoir rompu avec tout un ensemble de représentations, qui n'a rien à voir ni avec la loi –on s'en doute–, ni avec la morale la plus élémentaire. C'est ce dispositif mental qui explique que des ouvriers et des chômeurs manifestèrent pour les mafiosi, et que très nombreuses furent, dans les quartiers populaires, les personnes ayant célébré l'assassinat de Falcone.

Lors d'un affrontement en plein tribunal avec le chef suprême de Cosa Nostra, Toto Riina, Buscetta peut bien l'accuser d'être le fossoyeur des soi-disant idéaux de l'organisation mafieuse, ces idéaux ont depuis bien longtemps disparu sous les intérêts de trafiquants et d'assassins, dans un contexte et à une échelle certes bien différente avant l'explosion du trafic de drogue.

La question n'est pas de savoir si l'un ou l'autre a raison, mais de donner accès à des ressorts intérieurs, qui concernent aussi les relations entre hommes et femmes et entre membres d'une famille, bien au-delà du seul cas des organisations de grand banditisme du sud de l'Italie.

L'un des films les plus connus de Bellocchio, consacré à l'assassinat d'Aldo Moro après son enlèvement par les Brigades rouges, s'intitule Buongiorno Notte. Mais c'est toute son œuvre qui pourrait porter ce titre, où la nuit est celle de ce qui –pour le pire, souvent, et parfois aussi pour le meilleur– fait les êtres humains.

Kechiche jusqu'au bout de la nuit

Il y a un an sortait dans les salles françaises Mektoub my love: Canto uno d'Abdellatif Kechiche. Le film s'ouvrait par une très longue scène de sexe, ce qui est devenu depuis les ébats de Léa Seydoux et d'Adèle Exarchopoulos dans La Vie d'Adèle la signature du réalisateur, à qui l'on doit quelques uns des films français les plus importants des quinze premières années du XXIe siècle.

Mektoub my love: Canto uno: dans la boîte de nuit, ad nauseaum. | Capture d'écran via YouTube

Les trois heures du film se composaient ensuite d'une interminable succession de dialogues insipides entre une poignée de bimbos lobotomisées et quelques dragueurs débiles, durant des vacances sur la plage de Sète au début des années 1990.

Une part importante du film se situait dans une boîte de nuit, occasion de très longs trémoussements de jeunes dames court-vêtues sur des musiques pénibles et tonitruantes. Parmi tous ces braves gens erraient un jeune homme, Amin, représentant clairement Kechiche lui-même à l'époque de la fin de son adolescence.

Kechiche revient avec Mektoub, My Love: Intermezzo. Le schéma est le même, avec quelques variantes. Le film, terminé –ou pas terminé– en catastrophe pour être montré sur la Croisette, en évidente quête d'un succès de scandale, était annoncé comme durant une heure de plus que le premier volet. Finalement, ce sera 3 heures 30.

Si les quarante premières minutes sont à nouveau constituées de scènes de drague niaise sur la plage et de mise en place à la truelle d'une intrigue secondaire sans intérêt, les presque trois heures suivantes sont cette fois entièrement situées dans la boîte de nuit.

À ce degré de répétition d'interminables plans de postérieurs féminins plein cadre se dandinant inépuisablement, on entre dans quelque chose de différent, qui relève du cinéma expérimental. Il n'y a rien à raconter, ces figures interchangeables n'incarnent rien, il s'agit de la proposition d'un pur phénomène sensoriel.

Le deuxième volet de Mektoub est une sorte de trip, une hallucination bruyante et répétitivement zébrée des éclairs d'un lightshow primitif, tandis que les protagonistes ingurgitent des dizaines de verres de tous les alcools à disposition.

Pourquoi pas, mais on peut également n'avoir aucun goût pour l'auto-abrutissement sériel, qui ne produit à aucun moment ni émotion ni affect, sans même parler d'une quelconque possibilité de réflexion –hypothèse ici radicalement exclue.

Un manifeste contre le cinéma

Dans cette moulinette saccadée et tonitruante essentiellement filmée à hauteur de cul, clairement le geste cinématographique que le réalisateur tient à affirmer, prend place la scène de sexe désormais prévisible. En l'occurrence, un cunnilingus dans les toilettes –au moins le son de la muzak est-il un peu étouffé.

Il semble que cette scène devait durer plus d'une demi-heure et qu'elle a été in extremis réduite à dix minutes, ce qui expliquerait le changement entre la durée annoncée et la durée de la projection. Les dix minutes sont déjà épuisantes d'ennui triste et de laideur.

Il n'y a pas, il ne devrait pas y avoir, d'interdit sur ce qui peut être montré au cinéma. La seule véritable question porte, devrait porter, sur la manière dont sont montrés des ébats amoureux –ou aussi bien des actes de violence, ou les rapports entre des parents et des enfants, ou la nature…

On peut alors repenser à l'expérience déjà extrême menée par Kechiche avec Vénus noire, dénonciation douloureuse des aspects les plus malsains du dispositif spectaculaire et du voyeurisme, en même temps que du regard colonial auquel ils étaient directement associés.

Tandis que l'on s'ennuie ferme à regarder une figurine masculine s'épuiser entre les cuisses d'une figurine féminine (rien ici qui puisse s'apparenter à des personnages), il est loisible de se dire que cet Intermezzo est une critique impitoyable de la situation même de spectacle, de fiction par l'image, le son et la mise en scène.

Une déclaration de haine contre le cinéma? Hypothèse peu sympathique, et un tantinet paradoxale à Cannes, mais qui a au moins le mérite de redonner un sens à cette entreprise, sans qu'on puisse dire qu'elle la justifie.

Ne serait-ce que depuis dix jours sur la Croisette, et malgré ses innombrables vanités, le cinéma a montré bien des ressources, bien des promesses. Mais si le radical ennui ourdi par Abellatif Kechiche y figure, on peut aussi dire qu'il a réussi à porter le fer au cœur du camp (pour lui) ennemi.

Au milieu de ce triste pandémonium qu'est Mektoub my love 2 erre toujours la figure atone et vaguement angélique représentant le réalisateur jeune, lequel se rêve en dandy postmoderne, sinon en Guy Debord du XXIe siècle, tandis que le sous-titre Intermezzo fait planer la menace d'une suite.

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