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Parfois deux artistes, via deux médias distincts, construisent chacun une œuvre singulière à la gémellité troublante. C’est le cas de l’écrivain britannique James Graham Ballard et du réalisateur canadien David Cronenberg, dont les visions littéraires et cinématographiques n’ont cessé d’ausculter les mêmes obsessions contemporaines.
William S. Burroughs, le «role model»
«Au commencement était le verbe, et le verbe s’est fait chair.» Cet extrait de l’évangile selon Saint Jean pourrait aisément s’appliquer à Ballard et Cronenberg tant leur fascination pour l’organique traverse leurs œuvres respectives. Un penchant qui pourrait bien leur venir d’une source commune nommée William S. Burroughs. L’écrivain américain, adepte du cut-up (procédé largement usité par les plasticiens mais peu par les écrivains –sinon ceux de la beat generation comme Kerouac ou Ginsberg) et connu pour s’emparer de thématiques subversives (sexualité, toxicomanie) publie à Paris à la fin des années 1950 un texte fondateur: Le Festin nu (Naked Lunch). Si le récit invite le lectorat à parcourir les méandres de la pensée d’un junkie paranoïaque, ce qui fait de ce roman une œuvre à part, c’est bien sa forme. Déstructuré, amalgamant fond et forme, triturant la langue jusqu’à des extrémités que James Joyce n’aurait pas désavouées, Le Festin nu dynamite le monde littéraire et l’imaginaire corseté d’une société occidentale au bord de la révolution culturelle.
Pour envisager le choc esthétique que représente cette œuvre, encore faut-il observer les répercussions qu’elle a eues sur les successeurs de Burroughs, dont Ballard et Cronenberg font partie. Trois ans après la publication du Festin nu, l’Anglais écrit son premier roman, Le Vent de nulle part. Récit de science-fiction où l’humanité est confrontée à un cataclysme naturel d’envergure mondiale, le livre est rapidement suivi d’autres textes travaillés par la même thématique catastrophiste. En effet, la découverte de Burroughs déverrouille l’écriture de Ballard. «Alors j’ai lu ce petit livre avec une couverture verte et je me souviens avoir lu quatre ou cinq paragraphes et j’ai involontairement sauté de ma chaise et commencé à crier car je savais qu’un immense écrivain venait d’apparaître parmi nous», écrit-il.
Ballard admire Burroughs comme on peut le lire dans un texte critique datant de 1966 où le jeune auteur dresse une critique dithyrambique de la trilogie de Burroughs: La Machine molle, Le Ticket qui explosa et Nova Express (publiés entre 1961 et 1964).
«Le premier mythographe de la moitié du XXe siècle, et le digne successeur de James Joyce, avec qui il partage plus d’une similitude –exil, publication à Paris, une réputation non-méritée de pornographe et un dévouement absolu au mot (la dernière caractéristique seule suffisant à garantir l’hostilité et l’incompréhension des critiques britanniques)– Burroughs aboutit à des conclusions non seulement à propos de la société mais aussi concernant nos notions de réalité et de hiérarchies mentales», s'enthousiasme-t-il.
Fort de cette découverte pour lui majeure, Ballard se plonge encore plus dans l’écriture et en 1969 paraît La Foire aux atrocités (sorte de préliminaire à Crash), son œuvre la plus burroughsienne, un recueil de nouvelles où violence, sexualité et folie s’hybrident en une expérience littéraire hors norme et où la chair tient une place prépondérante (entre autres récits celui de sosies de stars américaines qui recréent les accident de voiture des dites célébrités).
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Cronenberg, la chair en question
En parallèle, de l’autre côté de l’Atlantique, un cinéaste en devenir commence sa carrière. David Cronenberg réalise en 1969 son premier long, Stereo, un montage d’images en noir et blanc déconnectées du son et de la voix-off. Un travail hautement expérimental dans la droite ligne déconstructiviste de Burroughs.
Avec cinq films dans les années 1970 (dont Rage et Chromosome 3), le cinéaste interroge la chair, les modifications qu’elle peut subir (par exemple sous l’emprise d’un parasite et les psychopathologies qui en découlent). Cette fascination pour les mutations (le corps devenu monstrueux comme dans La Mouche) évolue dans les années 1980 et 1990 pour questionner la fusion corps-machine (ExistenZ, Videodrome, Crash) avant de s’intéresser à une dégénérescence plus intériorisée, voire mentale (Maps to the Stars, Cosmopolis, Spider). On comprend donc comment ce cinéaste passionné par la chair en est venu à tenter l’impossible en 1991: adapter l’inadaptable roman organique de Burroughs, Le Festin nu.
Cette appétence à disséquer les corps, à donner à voir l’invisible (l’intérieur d’un organisme) se retrouve chez Ballard qui explore les corps suppliciés des victimes consentantes (La Foire aux Atrocités) et chez Cronenberg qui scrute les peaux et les chairs meurtries (Existenz, Rage) jusqu’à épouser le point de vue de chirurgiens déments dans Faux-Semblants (1988). La mise en scène dans ce même film d’une séquence en salle d’opération, où Jeremy Ions apparaît dans une blouse carmin glaçante, rappelle d’ailleurs une phrase prononcée par le docteur Helen Remington, le personnage féminin du roman Crash qui suggère: «I’ll wear a bloody kimono if I want to.»
Jérémy Irons dans «Faux-Semblants» | Capture d'écran
La chair violentée et en pleine mutation, omniprésente chez l’écrivain et le réalisateur, draine naturellement un sous-texte éminemment sexuel. Qu’il s’agisse de pratiques déviantes (perversion du héros électrisé par les corps accidentés de ses conquêtes dans Crash), d’évocation de tabou comme l’inceste (IGH et Frissons) ou d’éléments organiques contre-nature à caractère pornographique (l’orifice nouvellement créé doté d’un dard de l’héroïne de Rage, le pod quasi vaginal des personnages d’EXistenZ ou l’abdomen-fente de James Woods dans Videodrome).
Violence en milieux bourgeois
L’autre caractéristique qui irrigue les œuvres de Ballard et Cronenberg réside dans l’attirance pour des univers bunkerisés où des bourgeois consuméristes vivent en autarcie jusqu’à un déferlement de violence attendue. C’est le cas dans IGH et Frissons, sortis tout deux en 1975.
IGH (ou Immeuble de Grande Hauteur), roman appartenant à la trilogie de béton (avec L’Île de béton et Crash), narre le quotidien des habitants aisés d’un gratte-ciel ultramoderne où règne l’autosuffisance. Piscine, école, banque, commerces: tout y est dans ce complexe de luxe, offrant une vie hermétique coupée du monde à ceux qui y résident.
«La gamme des services, compte tenu de l’énormité de la tour, était impressionnante. Tout le dixième étage était occupé par une galerie commerciale, aussi vaste qu’une plate-forme de porte-avions: supermarché, banque et salon de coiffure, piscine et gymnase, marchand de vins et spiritueux bien approvisionné, école primaire pour les rares très jeunes enfants de l’immeuble.» (IGH chapitre 1, Masse critique)
«Le consumérisme n’a plus beaucoup le choix, il essaie de muter. Il a tâté du fascisme, mais ce n’est pas assez primitif. Il ne lui reste que la folie pure et simple…»
Les classes sociales structurent la composition de l’immeuble (les plus riches en hauteur, les classes moyennes au centre, les plus «pauvres» dans les étages inférieurs, assurant un fragile équilibre qui vole en éclat quand intervient une panne de courant. Les frustrations engendrées par une vie de consommation absurde ne peuvent qu’aboutir à un déferlement de violence selon Ballard: «Le consumérisme n’a plus beaucoup le choix, il essaie de muter. Il a tâté du fascisme, mais ce n’est pas assez primitif. Il ne lui reste que la folie pure et simple…»
Cette critique acerbe d’une bourgeoisie prompte à abandonner toute règle sociale au profit d’une violence brute se retrouve dans l’œuvre de Ballard (Sauvagerie, Super-Cannes, Millenium People, Que notre règne arrive). La déshumanisation rampante décrite dans ces romans est aussi présente chez Cronenberg tout particulièrement dans son troisième long métrage: Frissons.
Sorti en 1975, comme IGH, Frissons (Shivers en VO) observe la déliquescence d’un microcosme bourgeois, sis dans un complexe immobilier clos. Le générique de début se présente d’ailleurs comme une publicité pour cet immeuble dont la description ressemble à s’y méprendre à celle du bâtiment de Ballard.
Contaminés par un parasite qui transforme ses hôtes en prédateurs à la sexualité débridée, les habitants voient leurs comportements muter. Frénétiques, soumis à leurs pulsions les plus primaires, ils ne tardent pas à s’entretuer. Théâtre d’orgies bestiales et d’un massacre final traumatisant, Frissons fut interdit aux mineurs à sa sortie. Bien que les raisons des dérapages des personnages ne soient pas identiques (raison interne chez Ballard, parasitage extérieur pour Cronenberg), le traitement, les inventions cauchemardesques, l’obsession pour ces microcosmes sécurisés qui engendrent la violence dont ils devaient protéger les habitants sont autant de points de jonction entre les deux œuvres. La concomitance des parutions exclut toute réappropriation de l’un par l’autre, démontrant de fait qu’un même imaginaire (une esthétique), que les mêmes préoccupations (sauvagerie de la bourgeoisie, retour à la primitivité, expression du réfoulé sexuel) peuvent jaillir simultanément sur deux continents.
Rencontre au sommet: «Crash»
Inévitablement, les chemins de l’écrivain et du cinéaste devaient se croiser. Ou plutôt se percuter. Et ce sera avec Crash en 1996. Paru en 1973, le roman met en scène l’homonyme du romancier qui suite à un accident de voiture va découvrir une sexualité perverse liée aux blessures et aux crashs automobiles. Pulsion de vie et pulsion de mort, Eros et Thanatos enlacés dans un même élan déviant et excitant. Le roman fut refusé à l’époque par un éditeur qui précisa: «Cet auteur a besoin d’une aide psychiatrique. Ne pas publier.» Le succès confidentiel du livre à sa sortie n’en a pas moins marqué de nombreux lecteurs comme le Britannique Will Self (lui aussi un styliste littéraire de haute volée).
Plus de vingt ans passent avant que le Canadien n’adapte le texte de Ballard. En trente ans (1969-1999) et quinze films, Cronenberg n’a travaillé que six fois sur des scénarii non originaux (il est scénariste des neuf autres). Avec Ballard la filiation paraît pourtant évidente. Toutefois, le réalisateur reconnaît ne pas avoir lui-même découvert Crash. En 1981, une journaliste lui en suggère la lecture. Mais Cronenberg ne connaît pas cet auteur et oublie le conseil. Peu de temps avant le tournage du Festin nu, Jeremy Thomas, son producteur, lui reparle de Crash. Dans un entretien avec Serge Grünberg, Cronenberg explique: «C’est alors que j’ai lu Crash; j’en ai lu la moitié et je l’ai refermé parce qu’il m’avait mis mal à l’aise [...] Puis un jour, j’ai repris le roman, je ne sais plus pourquoi, et j’ai lu l’autre moitié et je l’ai enfin relu en entier. Là, je reconnaissais que c’était un livre extraordinaire.» (David Cronenberg, éditions Cahiers du cinéma, 2000).
Et les visions de Cronenberg se superposent parfaitement aux délires littéraires de Ballard. Sulfureux, érotique, subversif, le film explose les limites de l’acceptable et pulvérise au passage les codes narratifs. Interdit en salle aux moins de dix-huit ans au Royaume-Uni, auréolé du prix spécial du public en 1996, décerné par le président du jury cannois Francis Ford Coppola, Crash est une claque cinématographique (tout comme le roman avait transfiguré les lettres britanniques en 1973).
Rarement deux artistes auront eu un parcours si proche, des obsessions si semblables et une voix pourtant si singulière. Si nombre de cinéastes piochent dans le travail de ceux qui les ont précédés pour créer, impossible d’accuser Cronenberg ou Ballard d’avoir lorgné l’un sur l’autre. Bien que leurs œuvres respectives semblent s’être nourries mutuellement, leurs trajectoires sont demeurées bien distinctes. L’un à Shepperton, l’autre à Toronto.