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Samuel Benchetrit aime le cinéma, tous les cinémas. Pour Chez Gino (2011), par exemple, il puise aux sources du cinéma italien de Dino Risi et Ettore Scola, explique avoir contacté Ben Gazzara après avoir revisionné Conte de la folie ordinaire de Marco Ferreri et admet s’être inspiré sur une scène d’une séquence d’Angel-A de Luc Besson.
Mais cette appétence à rendre hommage avait atteint un pic en 2008, quand Benchetrit a réalisé son film à sketchs J’ai toujours rêvé d’être un gangster.
Saynètes en huis clos
Dans une zone périphérique grise et hostile –comme on en revoit dans Asphalte et Chien–, une cafétéria en bordure d’autoroute tient lieu d’espace de télescopage entre diverses petites fripouilles, une serveuse incendiaire et des musiciens en goguette.
Découpé en quatre segments («Drew Barrymore fait penser à un hamburger», «Pourquoi tu veux mourir petite?», «Oh Gaby» et «C’est fou comme tout change») et tourné en noir et blanc, le film met en scène le ballet des personnes qui entrent et sortent du restaurant, chacune incarnant une certaine idée du vol.
On y trouve un braqueur maladroit (Édouard Baer), un gang de pépés flingueurs prêts à remettre le couvert, un chanteur accusé d’avoir piqué un tube à un autre (Arno et Bashung), des kidnappeurs attachants et une serveuse qui aime manier les gros calibres. Tout ce petit monde gravite dans ce lieu clos –même si la plupart des segments ne se déroulent pas intégralement dans le bar, tous les protagonistes finissent par s’y croiser–, tissant des intrigues a priori indépendantes, mais finalement connectées.
Premier constat: la cinéphilie de Benchetrit s’exprime partout. Un mur du bar est recouvert d’images d’acteurs (Belmondo, Douglas, Bogart…); l’épilogue sous la forme d’un roman-photo fait référence à La Jetée de Chris Marker (1962); un passage met en scène Anna Mouglalis dans une saynète de film muet. Le titre lui-même fait écho à la première phrase entendue dans Les Affranchis de Martin Scorsese (1990).
Mais le parti pris du noir et blanc, la structure en courts-métrages et le casting trois étoiles (Jean Rochefort, Laurent Terzieff, Jean-Pierre Kalfon, Bouli Lanners…) rappellent un autre film, sorti seulement cinq ans plus tôt, en 2003.
Pour son huitième long-métrage, l’Américain Jim Jarmusch a l’idée de compiler onze courts-métrages tournés entre 1986 et 2003 et d’intituler l’anthologie Coffee and Cigarettes.
«Strange to meet you», le premier court qui ouvre le film, date de 1986 et a été réalisé dans le cadre d’un sketch commandé par la célèbre émission «Saturday Night Live». En 1993, Jarmusch tourne «Somewhere in California» avec Tom Waits et Iggy Pop et décroche la même année la Palme d’or du court-métrage. D’autres courts-métrages suivent jusqu’en 2003, où tous sont réunis pour une sortie salle.
Avec son fil rouge d’une discussion autour d’une pause café-clope, le film à sketchs voit défiler la crème d'Hollywood et de la musique indé (Cate Blanchett, Bill Murray, Roberto Benigni, Cinqué et Joie Lee, frère et sœur du réalisateur Spike Lee, Meg et Jack White, GZA et RZA, les fondateurs du groupe de rap Wu-Tang Clan…), venue interpréter des saynètes drôles, absurdes ou délirantes.
Chaque segment a son titre et sa propre équipe technique, mais Jarmusch parvient à tirer une homogénéité esthétique et dramatique de ce puzzle cinématographique. La filiation entre son travail et la proposition de Benchetrit quelques années plus tard est d’une troublante évidence.
Tête-à-tête en miroir
Au-delà d’une forme (le film à sketchs) et de choix esthétiques proches (le noir et blanc), les similitudes entre Coffee and Cigarettes et J’ai toujours rêvé d’être un gangster touchent au cas d’école lors d’un face-à-face musical au sommet.
En 1993, et donc en 2003 en salle, Iggy Pop et Tom Waits badinent autour d’un café, digressent sur leur passé de fumeurs et se lancent quelques piques.
Quinze ans et une Palme d’or plus tard, à laquelle Samuel Benchetrit a forcément prêté attention, le réalisateur français fait se confronter Alain Bashung et Arno dans un dialogue improbable, au cours duquel on apprend que «Gaby», le tube de Bashung, serait un emprunt à une œuvre d’Arno.
Si les ressemblances sont frappantes, elles sont, selon les mots de Benchetrit, fortuites: il assure qu'il ne connaissait pas Coffee and Cigarettes à l’époque de l’écriture de J’ai toujours rêvé d’être un gangster.
«Tout le monde m'en a parlé, et j'ai fini par regarder Coffee and cigarettes, confie le réalisateur français. C'est vrai que c'est proche. Mais c'est beau, alors ça va. Souvent, les gens cherchent à savoir où vous avez pompé. Mais c'est plus souvent de l'inspiration qu'autre chose. Jim Jarmusch a fait son truc avec des chanteurs américains. Les miens parlent d'autre chose et sont français, ou à moitié belges. Qu'un autre en fasse un en Argentine. Un autre en Finlande. Et on en fera un long-métrage qu'on appellera Song's Story. Pas mal, non?»
Si sa proposition a du panache –et pourrait effectivement donner lieu à une sacrée belle anthologie–, elle ne convainc que partiellement. Le tête-à-tête entre deux stars du rock interprétant leur propre rôle, autour d’un café dans un vieux rade, voilà une drôle de coïncidence.
Anthologie contre narration chorale
Malgré la gémellité des deux séquences, il faut tout de même reconnaître que les deux films choisissent des voies scénaristiques bien différentes. Alors que Jarmusch opte pour un florilège décousu où les courts-métrages sont des électrons libres, Benchetrit préfère lui constituer une narration chorale, où les divers segments s’agglomèrent pour dessiner un récit plus large.
Le flingue que la serveuse trimballe dans sa botte de cuir n’est autre que celui du braqueur maladroit, arme qu’il lui avait cédée quelques heures plus tôt à un péage d’autoroute. Ce braqueur croise d’ailleurs dans la cafétéria le clan des vieilles canailles, ce qui permet au réalisateur de multiplier les angles de vue sur une même scène.
Un procédé cher à Tarantino, que l'on retrouve par exemple dans Pulp Fiction, où l'on redécouvre la scène d'ouverture, qui suit un couple de braqueurs, plus tard dans le film, cette fois sous l’angle des personnages campés par John Travolta et Samuel L. Jackson –encore un emprunt, donc.
Le cinéma n’est-il pas finalement un art de l’emprunt, de la réappropriation, de la réinterprétation?, me direz-vous. Sans doute, mais encore faut-il assumer ses hommages et ses références –ce qui n’est pas vraiment le cas de Samuel Benchetrit.
Laissons-lui pourtant le bénéfice du doute, et imaginons simplement que deux cinéastes de talent ont eu la même brillante idée, à quelques années d’intervalle et plusieurs milliers de kilomètres de distance.