Culture

Godard, un chien dans le jeu de Cannes

Derrière l’excitation médiatique et festivalière, on trouve un film, «Adieu au langage», en 3D mais aussi en relief. Et dont un plan vaudrait au chercheur Godard un Prix Nobel de cinéma, s'il existait.

«Adieu au langage» de Jean-Luc Godard.
«Adieu au langage» de Jean-Luc Godard.

Temps de lecture: 5 minutes

CANNES 2014, JOUR 8
Adieu au langage de Jean-Luc Godard (Compétition officielle) | durée: 1h10 | sortie: 21 mai 2014
Maidan de Sergei Losnitza (Séance spéciale) | durée: 2h07 | sortie: 23 mai 2014
The Search de Michel Hazavanicius (Compétition officielle) | durée: 2h40 | sortie: 26 novembre 2014

Il y a Adieu au langage, qui sort au cinéma ce mercredi 21 mai, et il y a «le Godard à Cannes», assez sidérant phénomène d’excitation médiatique et festivalière. Entre les deux, un gouffre insondable, où le réalisateur Jean-Luc Godard s’est bien gardé de venir se laisser happer, ce qui se serait immanquablement produit s’il avait mis les pieds sur la Croisette. Il s’en explique d’ailleurs dans une lettre filmée à Gilles Jacob et Thierry Frémeaux.

Dudit phénomène, au-delà de l’expertise des spécialistes des relations publiques qui s’en sont occupé, il faut constater une remontée de la cote people du nom de Godard, qui tient à la disjonction désormais totale avec ce qu’il fait (et que si peu de gens vont voir). Godard a atteint le moment où la radicalité dérangeante et mélancolique de son œuvre ne gêne plus du tout le besoin d’adoration fétichiste d’un public de taille conséquente.

Sur un horizon accablant, la défaite de ce que pour quoi Godard aura filmé et lutté toute sa vie, c’est une sorte de minuscule victoire, son travail de cinéaste n’ayant plus du tout à rendre des comptes aux statues qu’on a commencé de lui ériger il y a longtemps, qui lui ont longtemps nui, et dont voit bien qu’elles n’attendent que son décès pour proliférer à l’infini.

Plus il est clair, moins on le comprend

Le film, lui, est un nouvel «essai d’investigation cinématographique». Il le dit très clairement –Godard dit toujours tout très clairement, et ne cesse de constater que plus il est clair, moins on le comprend. D’où la mention, dans le film, de la nécessité de traducteurs pour se comprendre, proposition qui pointe l’impuissance du langage, mais n’y apporte nulle solution.

Ce n’est évidemment pas en ajoutant du langage au langage qu’on se comprendra mieux. Comment alors? Ni Jean-Luc Godard ni son film ne le savent, mais du moins flairent-ils une piste. Ou plutôt, le chien qui est le protagoniste principal du film la flaire pour eux – «protagoniste» et pas «personnage», cet être duplice dont Godard a souvent condamné la fabrication, et qui est ici à nouveau stigmatisé sans appel.

Ce chien, frère de ceux déjà souvent invoqués (notamment dans Je vous salue Marie et Hélas pour moi, puisque les ouvrages sont cent fois sur le métier remis) fait exister la possibilité d’une vie d’avant la séparation entre la nature et la culture, cette culture que Godard désigne ici de manière ajustée comme «la métaphore». Il témoigne silencieusement d’un en-deçà du langage qui ne fait disparaître ni les images ni les histoires, mais les réinscrit dans la continuité d’un être-au-monde où le trivial et le mythologique, la pensée et la merde ne sont pas disjoints.

«Si le face-à-face invente le langage», la désintégration de cette relation d’humain se tenant devant un autre humain –notamment sous l’effet des technologies numériques– parachève l’anéantissement des puissances de la parole. En ce sens, Soljenitsyne sur un iPhone emblématise le dépassement du langage, la chute de l’autre côté, tandis que le chien convoque un possible redépart, autrement.

La 3D malmenée et interrogée

Ici se déploie la quête de ressources nouvelles de la 3D, comme arme de combat avec le binaire, qui est le cadre commun du numérique et de la dictature. Combat inégal, incertain, mené plan après plan, dans la disponibilité douce aux mouvements du quadrupède comme dans les coups de forces sur les couleurs, le cadre et le montage.

Il serait crétin de croire que le passage de la 2D à la 3D excède la mortifère bipolarité, c’est d’abord plutôt le contraire qui se produit: le «relief» accentue la division de l’image, c’est à dire son aliénation, le devant et le derrière, le fond et la surface, toutes ces imbécilités malfaisantes. La 3D se révèle d’abord un redoutable amplificateur de ce piège logique, cette misère historique de la pensée, la dialectique (que Godard, toujours très fasciné par les Grecs, ne remet jamais explicitement en cause, quand bien même son activité d’artiste cherche à la déjouer ou à la combattre).

Très loin de ce qu’il avait fait avec son récent court-métrage Les Trois Désastres, qui inventait à chaque séquence des beautés inédites propres à ce dispositif, cette fois il le malmène, l’interroge, cherche à lui faire rendre gorge –ou plutôt à lui faire rendre poésie, à lui faire accomplir ce que réclamait Claude Monet: «Peindre ce qu’on ne voit pas».

Et voilà que le miracle advient. Voilà qu’il y avait deux images, et qu’il y en a une seule, née des deux précédentes et différente. Voilà, à l’intérieur même de l’image, la puissance du montage recherchée depuis près de 60 ans («Montage mon beau souci», un de ses grands textes critiques, publié en décembre 1956 dans les Cahiers du cinéma) par le rapprochement de plusieurs images. Pour ce seul plan, le chercheur Godard pourrait recevoir le Prix Nobel de cinéma –mais ça n’existe pas.

Ce qui existe n’est pas le prix, seulement la recherche.

A la fois méthodique, prêt à répéter la même expérience comme doit le faire tout scientifique, et capable d’embardées foudroyantes à la poursuite d’une forme, d’une sensation, d’un écho à une lecture lointaine, L'Éducation sentimentale, Rilke ou Van Vogt, Adieu au langage est en effet un film en relief, pas tant grâce au procédé optique binoculaire dont il éprouve jusqu’au malaise les potentialités, que parce qu’il se replie et se recombine dans une épaisseur qui fait chambre d’écho et labyrinthe. Au vu des «fans» (ce mot-clé de le soumission contemporaine) à la sortie de la séance, on songeait au «Nous sommes pour un langage auquel vous n´entravez que couic» du Chien du vieux Ferré.

Film du XXe siècle et absence de pensée

Adieu au langage est un film du XXIe siècle, n’en déplaise peut-être à son auteur (qui ne veut pas non plus être auteur). Il a été montré à Cannes le même jour qu’un film qui pourrait porter le même titre, mais est, lui, un film du XXe siècle, alors même qu’il concerne des événements très récents. Maidan, tourné sur la place en insurrection de Kiev depuis le début de la révolte jusqu’au départ du président Ianoukovitch,  de novembre 2013 à février 2014, est un film de Sergei Loznitsa. Documentaire, c’est surtout une œuvre épique composée en tableaux, qui évoque les riches heures du cinéma soviétique des années 20 et 30 par sa puissance formelle, au moment même où il met en évidence un mouvement qui se veut adopter des objectifs très différents.

Images somptueuses et impressionnantes d’affrontements contre les forces spéciales, opéras nocturnes illuminés d’incendie et de bravoure, détermination face au froid, aux balles et aux mensonges: Maidan est un hymne à l’insurrection ukrainienne –à plusieurs reprise d’ailleurs redoublé par l’hymne national ukrainien entonné par la foule.

Et pourtant, ce film aussi pourrait s’appeler Adieu au langage, tant le débat en est absent, tant il ne fait aucune place à ce qu’on appela naguère la politique. Hormis une bonne dose d’exhortations religieuses, les seules phrases proférées affirment l’héroïsme des héros, le génie sui generis de l’Ukraine et de ses fils, la détermination à tenir bon face aux ennemis. Etrange mutisme tautologique, dont on peine à discerner dans quelle mesure il reflète la réalité de Maidan ou l’approche qu’a voulue privilégier le cinéaste.

Magnifique et problématique, le film de Loznitsa s’est aussi trouvé faire écho, géographiquement et thématiquement, à l’autre film de la compétition du même mercredi, film qui est sans hésiter le pire de ce qu’a présenté la compétition officielle cette année, et même sans doute les années précédentes. Superproduction bien-pensante d’une laideur assez sidérante, The Search de Michel Hazavanicius fabrique un personnage de Française militante des droits de l’homme (Bérénice Béjo) dans la Tchétchénie en proie à la deuxième guerre infligée par les Russes, en 1999.

L’enchaînement des situations est aussi navrant que les ressorts psychologiques en fonte supposés faire avancer ce pensum. Au début de Adieu au langage, Godard se demande si l’absence de pensée peut infecter la pensée. Réponse hélas ici évidemment positive.

Jean-Michel Frodon

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