Culture

Je dois mon nom à «Paris, Texas»: ce film a changé ma vie

En mai 1984, le chef-d'œuvre de Wim Wenders obtenait la Palme d’or au Festival de Cannes. Je suis née quelques mois plus tard sans savoir que ce film m’accompagnerait pour toujours.

Harry Dean Stanton et Nastassja Kinski dans «Paris, Texas» de Wim Wenders (1984).
Harry Dean Stanton et Nastassja Kinski dans «Paris, Texas» de Wim Wenders (1984).

Temps de lecture: 10 minutes

Le médecin qui vient de le trouver quasi-mourant dans le désert dit à Travis:

«You know which side of the border you are? You got a name?»

Mon nom? Si tu veux tout savoir, il faut commencer par le début, en 1984. Le 19 septembre exactement, jour de la sortie française de Paris, Texas, quelques mois après sa Palme d’or à Cannes. Neuf mois moins onze jours plus tard, je naissais.

La première information vous est sûrement plus importante, mais comprenez que de mon point de vue, les deux sont assez fondamentales. Ma mère, après avoir vu le film de Wim Wenders, avait décidé de m’appeler Nastassja. Mon père, probablement effrayé à l’idée d’être associé à Klaus, demanda à changer pour Anastasia. Heureusement, l’année d’avant, en route pour les États-Unis, il avait déchiré sa carte du parti communiste à l’aéroport, parce que sinon, Anastasia, ça la foutait mal pour un Rouge.

En réalité, je n’ai jamais bien connu les raisons de ce changement, mais permettez-moi de gloser sur ma propre vie. Et puis, l’homme n’en serait pas à sa dernière contradiction.

Des cassettes de 240 minutes

Bon, en vrai, Nastassja Kinski, dans le film, c’est une call-girl. Ouais, j’ai bien commencé dans la vie –mais ça me va toujours mieux que Pearl ou Katja. Donc, il y a 29 ans, ou presque, je naissais avec ce prénom.

Si j’ai toujours connu son histoire, il m’a fallu quelques années avant de finalement voir le film. D’abord, ça n’était pas de mon âge. Ceci dit, j’ai dû voir L’Exorciste à huit ans, donc j’ai toujours eu une notion particulière de ce qui était «de mon âge».

À chaque fois qu’on me demandait mon prénom, je répondais, un peu blasée: «T’as vu Paris, Texas?». Mais à neuf ans, non, t’as pas vu Paris, Texas. Ce film est devenu un fantôme autour de ma vie –un cadre dans lequel je ne serais pas encore entrée.

Travis: «I’m looking for "the father".
Carmelita: –Your father?
Travis: –No. Anybody’s. What does a father look like?
Carmelita: –There are many fathers.
Travis: –I just need one.
Carmelita: –Will you find him in here?
Travis: –I don’t know where to look.
Carmelita: –You want to look like a father?
Travis: –Yes.»

J’avais treize, ou quatorze ans peut-être, quand j’ai entendu quelqu’un en parler. Ça faisait déjà un moment que Paris, Texas n’était plus un film dans mon esprit, mais un titre sans relief ni signification.

A cette époque, mon père avait des centaines de cassettes vidéo chez lui, en général de 240 minutes, avec deux films sur chaque: avec mes sœurs, nous les choisissions au hasard, quand les titres nous plaisaient, et je garde toujours depuis cette époque le souvenir du deuxième film qui se trouvait sur la même cassette que celui que nous regardions. Ne nous fâchons pas suivait L’emmerdeur, La leçon de piano était suivi de Chinatown.

Paris, Texas était seul: ses 147 minutes ne laissaient la place à aucun autre film sur la pellicule. Je me souviens avoir profité d’un moment où personne n’était chez mon père –ce qui était rare puisque jusqu’à sept personnes vivaient là à l’époque– pour regarder, enfin, ce film.

Travis, c'était moi

Et là, le choc. Je me rappelle avoir pleuré, beaucoup. Mais surtout, je me rappelle m’être, pour la première fois de ma jeune vie de cinéphile, totalement identifiée au personnage principal. Travis, c’était moi. Un personnage dont tout l’être et l’esprit sont tristes. Mais un personnage rendu triste par le trop-plein d’amour qui l’habite.

Oui, à quatorze ans, on est triste et plein d’amour. Oui, à quatorze ans, la première personne qui me ressemblait de manière parfaite était un homme de 40 ans, avec un fils qu’il n’a pas vu depuis quatre ans et une femme disparue.

Mais Travis, c’est aussi un père qui ne cherche pas d’excuse à son mauvais rôle parental. C’est un père absent qui n’a jamais nié son absence. Et Travis, c’est aussi un père aimant et maladroit.

A quatorze ans, j’étais malheureuse, solitaire, je détestais mon père et j’aurais aimé qu’il soit aimant, même en étant maladroit. J’aurais voulu qu’au moins il essaie de ressembler à un père. J’aurais aimé pouvoir disparaître, suivre des rails qui n’ont pas vus de trains depuis des années dans l’espoir de trouver mon Paris, Texas: un lieu où ma solitude ne serait plus triste, mais paisible.

Etrangement, à l’époque, je ne me serais jamais sentie proche de Hunter, petit garçon à qui le monde semble tomber sur la tête et qui n’a l’air d’avoir de ressentiment pour personne, et encore moins de colère. L’amour prodigué par ses parents de substitution, le couple normal que forment Anne (Aurore Clément) et Walt (Dean Stockwell) semble suffire à son bonheur d’enfant.

C’est peut-être ça qu’un enfant cherche, l’amour normal. Dans la vie, le jeune acteur est le fils de Karen Black (Easy Rider, Five Easy Pieces) et de L.M. Kit Carson (coscénariste de Paris, Texas avec Sam Shepard): il ne devait pas lui être bien compliqué de jouer le fils de parents absents. 

Anne: «Why do you keep pushing them together? It’s almost as if you wanted him to leave.
Walt: –Who?
Anne: –Hunter! You know what I’m talking about. You keep promoting this father-son business between them to the point where…
Walt: –It’s not business. Travis is his father, and Hunter is his son. That’s a fact. We’ve both known that all along. And Travis happens to be my brother.
Anne: –I know he is. I know he is.
Walt:Then what’s all this "promoting" bullshit? How long do you want to go on pretending that we’re the parents of my brother’s son? How long do you think Hunter’s going to buy that crap?
Anne: –I was never pretending. I love him just like he was my very own flesh and blood.
Walt: –So do I.»

A force d’y penser, je réalise que Paris, Texas est un rassemblement de personnages vertueux dans un monde vicié. On peut reconnaître, dans chacun des acteurs de cette histoire, des buts personnels à atteindre en nous, pour nous. Paris, Texas nous rend meilleurs, si on écoute bien.

Ici, Walt, le frère de Travis, qui s’occupe de son fils depuis que celui-ci et sa femme ont disparu sans laisser de traces quatre ans plus tôt, décide qu’il est important qu’aujourd’hui les deux se retrouvent, bien que ça remette en cause la garde de cet enfant qu’ils aiment comme le leur.

Le risque de la chute

Quand j’avais quatorze ans, je voulais être juge pour enfant. Ce que je voulais, pour de vrai, c’est que les enfants ne se retrouvent jamais dans une situation qui leur rendrait la vie plus dure qu’elle ne devrait être. J’avais de grandes idées sur la façon dont on peut aider ceux qui, aujourd’hui, étaient en détresse, avant qu’ils ne soient, demain, des adultes malheureux dont on a oublié de s’occuper. On est finalement peut-être tous des adultes malheureux, mais à quatorze ans, je voyais dans les retrouvailles de Travis et Hunter une chance pour eux tous d’être heureux demain.

Aujourd’hui, le malheur d’Anne et Walt prend une place beaucoup plus importante dans la balance. Et l’incertitude de l’avenir d’Hunter, aussi. Je crois que, finalement, je n’aurais pas pu être juge pour enfant. Un tel dilemme aurait été un déchirement auquel je n’aurais pas supporté d’apporter une «solution».

J’ai grandi en pensant que (spoiler) Hunter ne pouvait pas être plus heureux qu’en retrouvant sa mère. J’ai pleuré tant et tant en les voyant s’embrasser pour la première fois depuis des années que j’en ai oublié de pleurer pour ceux à qui on l’enlevait. Ceux qui ont été là quand ses parents étaient trop malheureux pour être responsables de lui.

Walt: «So, you’re not afraid to leave the ground after all, huh?
Travis: –No, I’m afraid to fall.»

Je crois, au contraire, que je n’ai jamais eu peur de tomber. J’ai eu peur de monter, en revanche. Et je crois que ce film n’y est pas pour rien.

Au contraire de Travis, qui a vécu avec Jane un amour que peu d’entre nous connaîtront, j’ai longtemps été terrifiée à l’idée d’un tel bonheur, d’une telle intensité. Car son amour pour Jane a brisé sa vie, a brisé son enfant et a brisé Jane. A quel moment accepter de vivre pleinement sa vie ne deviendrait-il pas trop dangereux?

Quitter terre n’avait jamais été que la meilleure façon de chuter de manière plus spectaculaire. Un malheur constant n’était finalement pas plus mal, car connu: il est très facile d’être malheureux quand on ne connaît que ça. Le bonheur demande beaucoup plus de courage.

J’ai appris, avec le temps, que je n’étais pas Travis. Que ce que nous partagions n’était pas une fatalité. La saudade qui nous habitait tous les deux n’attendait que d’être balayée, pour reposer nos cœurs fatigués de cette mélancolie sans cause et de ce désir sans sujet.

Saudade intraduisible

On dit que le mot portugais saudade est intraduisible. Wenders l’a compris la première fois qu'il a vu Café Muller, de Pina Bausch; je l’ai compris dans les cinq premières minutes de Paris, Texas. Dans Pina, Bausch demande: «What are we longing for? Where does all this yearning come from?», et je crois que tous les deux savaient que la beauté de la vie se trouvait plus dans la question que dans la réponse. C’est pour ça que leurs œuvres touchent à ce point, et transforment des vies qui attendaient seulement qu’on leur pose la bonne question.

La vie de Wenders a été bouleversée à jamais par Pina Bausch, la mienne à jamais transfigurée par Paris, Texas. Nous ne toucherons probablement jamais la réponse, mais il ne tient qu’à nous d’embrasser la question. Enfin non, je crois que ce choix ne nous est jamais donné –le jour où on rencontre une œuvre qui nous bouleverse au point de nous accompagner toute notre vie, on se pose à jamais la question de l’origine du désir, de la mélancolie et de la langueur.

Il existe tant d’artistes qui ne se poseront jamais cette question, et ne nous la poseront jamais: grâce soit rendue aux autres, qui nous offrent des œuvres qui nous permettent, un jour, de nous sentir entier grace à elles. Il suffit parfois d’un film pour se comprendre entièrement. Et, comme Pina Bausch avec ses danseurs, Wim Wenders a compris que Travis nous disait plus sur nous en ne parlant pas. Car le mouvement de l’âme se dit mieux avec le corps.

Travis: «I knew these people. These two people. They were in love with each other. The girl was very young, about 17 or 18, I guess. And the guy was quite a bit older. He was kind of raggedy and wild. And she was very beautiful, you know...

And together they turned everything into a kind of adventure. And she liked that. Just an ordinary trip down to the grocery store was full of adventure. They were always laughing at stupid things. He liked to make her laugh, and they didn't much care for anything else because all they wanted to do was be with each other.

They were always together...Yes, they were, they were real happy. And he, he loved her more than he ever felt possible.»

Et puis, un jour, j’ai arrêté d’avoir peur. Je ne sais pas comment, je ne sais pas pourquoi. Je crois qu’on passe sa vie à essayer d’avancer, de changer, d’influer sur ce qui nous rend misérable et que, parfois, ça marche.

Oh, il faut du temps, des efforts, de la chance et un timing parfait. Il faut, pour rencontrer l’amour, que l’amour nous rencontre. J’ai évidemment plus souvent rencontré l’amour que l’inverse, et nos efforts pour quitter la mélancolie ne trouvent pas toujours écho quand ils le devraient. Et puis, parfois, peut-être une seule fois, l’amour est prêt au moment où vous l’êtes. Aller à l’épicerie devient une aventure, faire rire l’autre est tout ce qui nous importe.

Si mon moi de quatorze ans avait su ça, il aurait eu un peu plus de raisons de sourire. Le mien n’avait vu dans Paris, Texas que le malheur de Travis et le vide qui habitait Jane. Mon moi d’aujourd’hui n'a plus d’œil que pour ce film en Super 8 montré chez Walt et Anne: Travis et Jane ne pouvaient aujourd’hui qu’être les deux personnes les plus seules au monde, car ils avaient été un jour les deux personnes les plus aimées. Mais cet amour ne peut être reconnu que quand il a été connu.

Une sorte d'aventure

Est-ce que tous ces auteurs, compositeurs, réalisateurs, ont jamais un jour aimé comme ça avant d’écrire de cette manière sur cet amour? Piave et Verdi ont-ils compris a quel point le sacrifice de Violetta était grand en écrivant et composant la Traviata, ou l’ont-ils seulement imaginé? Albert Cohen aurait-il renoncé à sa vie pour vivre reclus avec la femme de sa vie, comme Solal avec Ariane dans Belle du seigneur? Wim Wenders et Sam Shepard auraient-ils tout perdu pour l’amour de Jane? Peut-être avaient-ils tous la saudade sans en avoir l’histoire.

Travis: «He couldn't stand being away from her during the day when he went to work. So he'd quit, just to be home with her. Then he'd get another job when the money ran out, and then he'd quit again.

But pretty soon, she started to worry... Money, I guess. Not having enough. Not knowing when the next check was coming in.

So he started to get kind of torn inside...Well, he knew he had to work to support her, but he couldn't stand being away from her either... And the more he was away from her, the crazier he got, except now, he got really crazy.

He started imagining all kinds of things. He started thinking that she was seeing other men on the sly. He'd come home from work and accuse her of spending the day with somebody else. He'd yell at her and break things in the trailer...Yes, they lived in a trailer home...»

Pour cet amour, parfois, on a l’impression de perdre pied. J’ai répondu aux nouvelles d’un ami avec du retard, et peut-être rendu ce papier plus tard que ce que j’aurais aimé. J’ai oublié des anniversaires et raté des concerts.

Je n’en suis pas arrivé à l’extrême que vivent Travis et Jane, et j’espère évidemment que ça n’arrivera pas. Mais pour cet amour, inconditionnel et absolu, on voudrait quitter le reste. Car rien ne semble aussi excitant, intéressant et entier. Tout peut devenir terne, par moments. Tout semble futile, à côté.

Paris, Texas m’a appris que l’amour absolu n’a pas besoin de grand chose pour devenir corrosif. Pour la première fois, je me sens aussi vulnérable que Travis et Jane. Mais aujourd’hui, alors que le film, trente ans après, est montré à Cannes Classics, mon plus grand bonheur va être de lui faire découvrir le film fondateur de ma vie. «Together, they turned everything into a kind of adventure.»

Anastasia Lévy

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