Culture

«En finir avec Eddy Bellegueule»: Eloge de l'école publique et des garçons qui pleurent

Edouard Louis nous raconte ce que c’est «d’être un homme», mais aussi le pouvoir subversif de l’école. En 200 pages, il résume tout ce que craignent ceux qui ont manifesté leur «Colère» le 26 janvier.

A Geste. REUTERS/Stephane Mahe
A Geste. REUTERS/Stephane Mahe

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Il y a toujours, dans la découverte d’un best-seller, un mélange de «malentendu» et de circonstances. Les circonstances, pour le roman d’Edouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, c’est sa résonnance avec l’actualité. Si son éditeur, le Seuil, avait dû inventer un livre qui colle aux événements de ces derniers mois, il aurait demandé exactement ça: l'histoire d'un garçon aimant les garçons, qui grandit dans un milieu où l'on dit:

«Faut les pendre ces sales pédés, ou leur enfoncer une barre de fer dans le cul.»

La réalité a suppléé à la demande. Puisque l’histoire que raconte Edouard Louis, qui s’appelait Eddy Bellegueule jusqu’à ce que la littérature lui offre avec un pseudonyme une seconde vie, est la sienne. Celle d’un gamin tout droit sorti d’un monde qui ne se raconte pas dans la littérature contemporaine d’aujourd’hui. Parce que les écrivains viennent souvent de milieux plus favorisés. Ou n’osent plus le raconter après être passé chez les bourgeois.

Ou parce qu’ils n’ont pas la cruelle lucidité qu'il faut pour écrire, en citant sa propre mère:

«Et c’est pour ça que ton père en parle pas de ça, de son voyage quand il vivait dans le Sud, parce que quand même c’est bizarre, c’est pas logique, il dit qu’il faut tuer les bougnoules et quand il vivait dans le Midi, son meilleur copain c’était un bougnoule. Je te dis ça parce que je comprends pas pourquoi ton père il est raciste comme ça, moi je suis pas raciste, c’est vrai que les Arabes et les Noirs ils ont tous les droits et ils prennent tout notre argent de l’Etat, mais quand même je suis pas à vouloir les tuer ou à vouloir les pendre ou les mettre dans les camps comme ton père.»

L’écriture d’Edouard Louis est spasmodique, implacable. Il raconte son lit superposé rongé par l’humidité qui s’effondre, les crachats des collégiens homophobes qui s’aplatissent sur sa veste et qu’il doit manger, il raconte les avanies et la façon dont la fuite devient le seul possible parce que tout le reste a échoué.

Virilité

Mais s'il décrit en partie une brutalité liée à ce milieu pauvre, il décrit aussi une violence liée aux stéréotypes, à l'homophobie qui parcourt toute la société, dont les milieux plus favorisés ne sont pas épargnés.

Il raconte deux choses que les parents d’aujourd’hui, qui craignent que l’on enseigne «la théorie du genre» à l’école, redoutent. D'abord ce que c’est «d’être un homme», puis le pouvoir subversif de l’école. Il résume en 200 pages tout ce que craignent ceux qui ont manifesté à la Bastille, le dimanche 26 janvier.

Il explique en filigrane ce que c’est, d’être un homme, quand on ne s’interroge pas sur la notion mais qu’on l’avale telle que servie par les clichés. Etre un homme, c’est être fort et dur. C’est ne jamais se soumettre. C’est ne pas prendre de médicaments. («Moi je fais pas de chichis à prendre des médicaments tout le temps, je suis pas une lopette», disent les hommes du village). C’est ne pas parler de ses émotions, garder le silence. Evidemment entretenir sa famille.

Surtout, c’est ne pas être efféminé, pas comme Eddy Bellegueule, qui le fut toujours, en dépit de ses efforts pour avoir l’air d’un homme.

«La plupart du temps ils me disaient gonzesse et gonzesse était de loin l’insulte la plus violente pour eux. (…) Dans ce monde où les valeurs masculines étaient érigées comme les plus importantes, même ma mère disait d’elle “j’ai des couilles moi, je me laisse pas faire”.»

Puisqu’Eddy Bellegueule ne remplit pas les critères pour cocher la case garçon, il est quoi?

«Pourquoi pleurais-je sans cesse? Pourquoi avais-je peur du noir? Pourquoi, alors que j’étais un petit garçon, pourquoi n’en étais-je pas véritablement un?»

Ce roman, quel que soit son degré d'authenticité (qu'Edouard Louis suggère total, et ce que sa famille nie) raconte comme rarement cela a été fait avant, l'enfermement du genre. Comment on brise des vies à coup de clichés. Tout le monde ne s'en sort pas en devenant romancier.  

ABCD de l'égalité

Pour un enfant pareil, abhorré par son milieu, un cours sur l’égalité des sexes, les rôles des hommes et des femmes, l'étude des genres hein –ça s'appelle comme ça– n’aurait pas été de trop.

Il n’y a pas eu droit. Il a continué de se demander s’il n’était pas une fille enfermée dans un corps de garçon, alors qu’il était juste un garçon. Un garçon qui pleurait, à la voix fluette, un vrai garçon qui échouait à rentrer dans les cases artificielles.

L’école pourtant l’a aidé. Elle a permis la fuite. Il y découvre le théâtre, il a du talent, il s'aménage «un espace de reconnaissance». Puis la proviseure vient le voir pour lui suggérer, parce qu’elle voit le potentiel en lui, d’aller faire son lycée dans la grande ville la plus proche, Amiens, où il y a une option théâtre au bac. Alors qu’il n’avait «jamais envisagé de passer le baccalauréat, encore moins en filière générale». Il réussit le test. Va dans ce lycée, il sera bientôt normalien puis auteur de ce livre, après en avoir dirigé un autre, de sociologie, sur Bourdieu. L’école le sauve.

Son départ ressemble à celui de Billy Elliot qui part pour une grande école de danse à la fin du film, grâce au soutien de son professeur.

Son récit ressemble à celui de la romancière anglaise Jeanette Winterson, née dans un milieu très pauvre et très intolérant, qui s'échappe grâce à la bibliothèque municipale dont elle dévora tous les livres, par ordre alphabétique du nom des auteurs, et grâce à l’école. Elle le raconte dans Pourquoi être heureux quand on peut être normal? –titre reprenant la phrase que lui avait lancé sa mère quand Jeanette lui avait confié être amoureuse d’une fille, et être heureuse.

Cela ressemble aussi à la lettre qu’adresse Albert Camus à son instituteur, Monsieur Germain, après avoir reçu son prix Nobel. Il lui écrit:

«Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j'étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé.»

Ces histoires rappellent, c’est fou comme on peut l’oublier quand on n’a pas besoin de s’en souvenir, que l’école éduque et instruit à la fois. Ce que refusent les manifestants du Jour de Colère, qui refusent la partie éducation de l'éducation nationale, aspirent à un savoir neutre, inoffensif –un oxymore. Mais l’école éduque aussi en instruisant; elle conduit les enfants hors de. Hors d’eux-mêmes, hors des clichés et hors des cases. Quand ceux qui prônent une pure instruction voudraient les y enfermer.

C.P.

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