Culture

Cannes 2013, jour 7: «Les Salauds» de Claire Denis, par delà le bien et le mal

«Les Salauds», de Claire Denis (Wild Bunch).
«Les Salauds», de Claire Denis (Wild Bunch).

Temps de lecture: 3 minutes

CANNES, JOUR 7

Un spectre hante la Croisette. Un spectre sympathique, et maltraité. C’est le spectre de Jean Renoir, invité inattendu de plusieurs films par ailleurs fort différents. Voilà Grand Central de Rebecca Zlotowski (Un certain regard), remake un peu pesant de La Bête humaine où la centrale atomique aurait remplacé la locomotive, qui cite abondamment Partie de campagne et cligne de l’œil à Toni (mais le nom du héros est emprunté, lui, à Casque d’or de Becker). La référence à Renoir n’implique ici qu’un modèle daté de narration et de réalisation, un peu gênant par rapport à ce qui fut la modernité de Renoir, mais pas bien grave.

Plus regrettable est Borgman du Néerlandais Alex Van Warmerdam (en compétition), qui laisse d’abord espérer un Boudu contemporain et dont une séquence évoque la fête macabre de La Règle du jeu. Mais le film est en fait, comme plusieurs autres qui s’enchaînent ces jours-ci sur la Croisette, porté par une idée verrouillée de la morale, une simplification de la définition du mal qui enferme, aplatit et condamne d’emblée, ne laissant de pace ni aux personnages ni aux spectateurs. Soit le contraire de l’éthique de la mise en scène qu’incarna Jean Renoir.

C’est le cas de ces diables bien simplistement méchants du film de Warmerdam, avec son onirisme fantastique dont les ressources humoristiques s’épuisent tandis que s’étale le jeu des références, de Théorème de Pasolini au Songe de Füssli, cité avec insistance.

C’est aussi le cas du roublard Shield of Straw de Takeshi Miike (Compétition), qui manipule les engagements et les émotions de ses personnages autour d’une figure si systématique de méchant que le film devient un plaidoyer pour la peine de mort du plus déplaisant effet.

Une brèche ouverte avec douceur

Et c’est dans ce contexte que le nouveau film de Claire Denis, Les Salauds (Un certain regard), apparaît comme encore plus salutaire, encore plus admirable.

Ce serait l’histoire d’un héros. Un vrai, un héros d’aujourd’hui, beau, fort, et qui arrive des lointains pour rétablir le bien. Ce serait l’histoire d’un parcours où les ombres s’allongent et où les repères se brouillent, où les motivations et les imaginations se tissent de manière inattendue, difficilement interprétable. Ce serait l’histoire d’un homme qu’on ne verra que deux fois, quelques secondes tout au début et tout à la fin, dans la nuit et dans une lumière de malheur.

Une très jeune fille entièrement nue marche sur ses chaussures à talons dans la ville, la nuit, son sexe saigne. La voisine s’occupe de son petit garçon, tout le monde a une famille, tout le monde s’occupe de ses enfants, et alors? Alors, on songe peu à peu à ce boulet calamiteux qui plombe la quasi-totalité des fictions de cinéma, cette purge d’impératif catégorique que serait la famille, les liens familiaux, la justification de n’importe quoi pour défendre ses rejetons, pierre de touche plombée dont un des pires manufacturiers est le président du jury de cette année, le brillantissime et idolâtré Spielberg qui nous assomme avec ses oukases familialistes depuis des décennies.

Dans cet environnement bétonné, Claire Denis ouvre une brèche. Elle le fait avec une terrible douceur, une sorte de grâce littéralement par delà le bien et le mal —ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a plus ni bien ni mal, mais que ce ne sont plus des blocs définis et repérés d’emblée. Le capitaine est rentré pour aider sa sœur après le suicide et la faillite de son mari, il découvre l’état physique et mental de sa nièce, s’installe à côté de l’appartement où loge la maîtresse du coupable désigné.

Un film mythologique

Il y a une enquête, des énigmes, des intrigues. Il y a le désir, qui est comme une onde obscure qui irrigue de partout ce film d’ombres profondes, où les visages irradient doucement une tristesse, une peur, une volonté qui semblent venir du fond des âges. Parce que Les Salauds est un film mythologique, comme Lumière d’août et Au cœur des ténèbres sont des livres mythologiques.

Cette puissance d’invocation de forces qui balaieront la puissance et le courage de l’homme qui croyait pouvoir, qui croyait savoir, passe par une alchimie singulière entre les acteurs, la lumière, les mouvements de caméra. C’est une chorégraphie parcellaire et pourtant coulée, un enchaînement de fragments qui recomposent en permanence une sensation terrible et envoûtante, qui jamais n’enferme ni n’assigne.

Cela fait peur, oui. Mais cette peur est à l’unisson de l’émotion incroyable que suscite ces visages approchés de tout près, les vibrations qui émanent de deux très bons acteurs qui jamais, peut-être, n’ont atteint ce degré d’intensité, de charme et de mystère, Vincent Lindon et Chiara Mastroianni.

Infiniment troublant, le film de Claire Denis, tailladé d’obscurité et saturé d’humanité, ouvre à chacun, avec infiniment de respect, les espaces de questionnement sur l’inacceptable. Il est le plus puissant et dangereux antidote qu’on puisse rêver à toutes les machinations au service d’un ordre moral, et surtout du désir d’ordre et de soumission si partagé par chacun —aussi par les spectateurs de cinéma.

J.-M.F.

Grand Central, de Rebecca Zlotowski, avec Léa Seydoux, Tahar Rahim, Olivier Gourmet... 1h35.

Borgman, de Alex Van Warmerdam, avec Jan Bijvoet, Hadewych Minis, Jeroen Perceval... 1h53.

Shield of Straw, de Takeshi Miike, avec Tatsuya Fujiwara, Nanako Matsushima, Takao Osawa... 2h05.

Les Salauds, de Claire Denis, avec Vincent Lindon, Chiara Mastroianni, Julie Bataille... 1h40.

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