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Lou Ye: «Continuer à tourner des films était la meilleure réponse» à l'interdiction de filmer

Lou Ye en 2009. REUTERS/Jean-Paul Pelissier
Lou Ye en 2009. REUTERS/Jean-Paul Pelissier

Temps de lecture: 7 minutes

Mystery de Lou Ye (1h38)
Avec Hao Lei, Qin Hao, Qi Xi

Lou Ye, dont les derniers opus (Nuits d'ivresse printanière, Love and Bruises...) ont été régulièrement salués par la critique, a été interdit de films pendant cinq ans en Chine après Une jeunesse chinoise. Mystery, présenté à Un Certain Regard en 2012 à Cannes et qui sort le 20 mars en France, signe le grand retour «officiel» du réalisateur chinois. Entretien.

Pouvez-vous rappeler quelle était votre situation, comme cinéaste, depuis Une jeunesse chinoise en 2006?

A ce moment, et à cause de ce film, j’ai été interdit de faire des films pour cinq ans. Je suis alors parti aux Etats-Unis, à l’université de l’Iowa. J’étais invité par un écrivain chinois qui y enseigne, Nie Hua-ing, et j’ai travaillé, avec la scénariste Mei Feng, à l’écriture d’un projet qui allait devenir Nuits d’ivresse printanière. Du fait de l’interdiction, j’ai aussi cherché quels films je pourrais tourner à l’étranger, j’ai lu beaucoup de scénarios, sans trouver de réponse qui me convienne. Nous avons tourné Nuits d’ivresse printanière à Nankin dans des conditions quasi-clandestines, avec une petite caméra DV. Ensuite je suis venu à Paris travailler avec Liu Jie Falin sur l’adaptation de son roman, Fleur, qui est devenu Love and Bruises. Le temps que je termine ce film, les cinq ans d’interdiction étaient passés, et j’ai pu retourner travailler en Chine...

Cela signifie qu’au bout de cinq ans tout est redevenu comme avant?

Etre interdit de filmer pendant cinq ans est une situation terrible à vivre pour un réalisateur. Au moment où j’ai été frappé par cette mesure, j’ai envisagé de manifester publiquement mon refus, en publiant une lettre collective de protestation que beaucoup de cinéastes et d’artistes auraient certainement signée. Mais finalement, j’ai décidé de ne rien faire: continuer à tourner des films était la meilleure réponse. C’est à cela que j’ai consacré toute mon énergie durant cinq ans. Tourner Nuit d’ivresse printanière en Chine était ma réponse, la manière de prouver que leur interdiction était inapplicable.

Quelle est l’origine de Mystery?

Après Love and Bruises, Mei Feng, ma coscénariste, a cherché sur Internet des histoires issues de la vie quotidienne en Chine qui paraissaient pouvoir servir de point de départ à un scénario. Nous sommes partis de trois histoires qu’elle avait trouvées, et qui permettent de mettre en jeu toutes les couches de la société, en combinant les différents aspects, la double vie, le crime, les nouveaux riches, etc. Le travail du scénario a consisté à unifier ces aspects, je trouve intéressant que le crime résulte de la double vie. La double vie est un phénomène véridique, en Chine il y a de nombreux cas d’hommes dont on découvre qu’ils ont deux femmes, mais c’est aussi symbolique d’un rapport à l’existence beaucoup plus général: quand on n’est pas content de ce qui arrive dans sa vie, on s’en fabrique une autre. Quand on ne trouve rien au niveau du sol, on va ailleurs, sous terre. En Chine, il existe de multiples formes de dédoublement de personnalités face à la réalité. 

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On ne pourrait pas faire le même film avec une femme qui a plusieurs hommes?

(Rires) Non non. Il peut arriver qu’une femme ait plusieurs hommes, bien sûr, mais c’est rare. La situation des femmes est moins libre. La société admet qu’un homme ait plusieurs femmes, implicitement c’est reconnu comme un symbole de réussite, alors qu’une femme qui aurait plusieurs amants serait regardée avec hostilité.

Est-il important que le film se passe dans la ville de Wuhan?

Wuhan est une mégapole qui résulte de la réunion de trois villes moyennes, avec des histoires et des compositions sociales très différentes. La ville elle-même n’est pas une unité. Un Chinois reconnaît à quoi correspondent les différents quartiers où se passent le film, ce sont des univers différents qui cohabitent dans la même ville. De plus, Wuhan est symbolique de l’ensemble du pays, étant située exactement au centre.  

Le couple autour duquel se construit le film a un mode de vie matériel très proche de celui de la moyenne bourgeoisie urbaine à Tokyo, Paris ou Philadelphie...

Depuis 15 ans, le développement économique de la Chine a donné naissance à une classe moyenne dont les mœurs ressemblent par bien des aspects, surtout dans les apparences, aux modes de vie de leurs équivalents partout dans le monde. Mais il y a des comportements plus particulièrement chinois à l’intérieur de ce cadre globalisé.

Qu’est-ce qui est le plus représentatif d’une attitude chinoise selon vous?

La manière dont l’homme essaie de gérer les différents aspects de sa vie, la manière dont il ne cesse négocier avec des éléments contradictoires, à la recherche d’un équilibre qui l’arrange.

Sans que cela soit spécifique à la Chine, le comportement des jeunes gens fils de nouveaux riches et l’attitude de la police, qui trouve des arrangements avec les puissants, est aussi significative de la situation actuelle dans ce pays.

Tout à fait. Mais c’est la même chose au fond, et c’est ce que je trouve représentatif de la mentalité chinoise. Les fils à papa et les policiers qui abandonnent l’enquête vivent dans le même univers mental, celui d’un aménagement permanent. En Chine aujourd’hui, la loi n’a aucune force par elle-même, tout se négocie. Et donc il n’y a pas non plus de morale. Et c’est comme ça que pour maintenir cet équilibre le personnage principal finit par commettre un crime. La manière dont il gère ses sentiments est semblable à la manière dont la police gère l’enquête, et c’est ça qui est particulièrement chinois.

Tout le monde cherche un arrangement plutôt que de construire sa conduite sur l’amour, ou la justice, ou le droit, ou la fidélité, etc. Il n’y a rien qui ressemble à des principes, et cela finit par un meurtre. 

C’est ça. Bien sûr, à l’échelle de la Chine toute entière, cela peut produire des drames beaucoup plus graves. Personne ne se soucie non plus de la vérité. Ce qui en résulte, c’est le mystère que désigne le titre.

Le film est-il identique à ce qui était écrit dans le scénario?

La structure du récit est la même, mais j’ai changé beaucoup de choses pendant la préparation, notamment en faisant des lectures avec les acteurs, puis au tournage en fonction de ce qu’on ressent sur le moment, et encore au montage, où je travaille à nouveau avec Mei Feng. Le film fini est différent de ce qui était écrit, mais il raconte la même chose, les idées principales restent.

Qui sont les acteurs et comment travaillez-vous avec eux?

Hao Lei, qui joue l’épouse, était l’actrice principale de Une jeunesse chinoise, et Qin Hao, le mari, avait un des principaux rôles de Nuit d’ivresse printanière. Ce sont des acteurs que je connais bien, qu’on voit régulièrement dans les films d’auteur chinois, mais ce ne sont pas des stars. Qi Xi, qui joue la maîtresse, est une actrice de théâtre, c’est son premier rôle au cinéma. Nous avons fait des lectures collectives, et j’ai aussi beaucoup parlé avec chaque acteur individuellement. J’aime discuter avec les interprètes avant, mais le moins possible pendant le tournage. A ce moment-là, je souhaite que la manière de jouer vienne de l’intérieur de chaque acteur, souvent je laisse tourner la caméra jusqu’à ce que ce que l’acteur fasse ce qui lui semble juste, ce qu’il ressent, sans que j’aie donné d’indication. Du coup, je tourne beaucoup, après il y a énormément de rushes, et un gros travail au montage.

Aviez-vous décidé à l’avance du style visuel du film?

Oui, je savais que ce serait très mobile, avec la caméra portée, et en acceptant ou même en cherchant parfois le flou. Tourner Nuit d’ivresse printanière avec la petite caméra DV a été une expérience très enrichissante, dont je me suis inspiré pour Mystery même si j’utilise cette fois une plus grosse caméra. J’essaie de laisser advenir des hasards visuels. Il y a une préparation importante, avec un storyboard, qui définit les meilleures conditions pour ensuite tourner comme un documentaire. Je cherche à trouver ce que j’appelle le «temps naturel»: à chaque situation correspond un rythme intérieur, qu’il faut trouver, cela dépend surtout des acteurs. C’est impossible à prévoir.

La pluie, l’eau, sont un aspect important de Mystery.

Wuhan est baigné par le Yang-Tse, la présence du fleuve est très sensible, cela m’a sans doute influencé. Et j’aime beaucoup quand il pleut. La pluie rend ce qui arrive un peu plus incertain, facilite l’inattendu pendant le tournage. Et je trouve les visages humains sous la pluie plus réels, plus émouvants. Mais les acteurs n’aiment pas beaucoup tourner dans ces conditions...

Pouvez-vous parler des musiques et des chansons qu’on entend dans le film?

Toutes les musiques ont été composées par des musiciens ou des groupes indépendants, Wang We, Zhao Ze (Marais), Yao Shi-shan. Ce sont des musiques qui existaient déjà, des groupes que je connais, dont j’aime le travail. Au début, on entend aussi un chanteur très officiel, qui chante que la Chine est un grand pays prospère qui n’a pas besoin de la démocratie...

Comment le film est-il produit?

J’ai créé une nouvelle société de production, Dream Author, qui a d’abord porté seul le projet. Mais j’avais besoin de partenaires, que j’ai trouvés en France. C’est plus simple grâce à l’accord de coproduction entre les deux pays. Je n’aurais pas pu mener le film à bien sans l’intervention d’autres producteurs. Mais cela aurait pu être des partenaires d’une autre origine, y compris des Chinois, plutôt des Hongkongais dans ce cas.

Le film a-t-il rencontré des problèmes avec les autorités en Chine?

L’examen du scénario a duré cinq mois! Normalement c’est 30 jours, mais au bout de 30 jours on me disait: revenez dans 30 jours... Les autres réalisateurs doivent seulement déposer un projet de 1.000 mots, pour moi, on a exigé le scénario intégral. La censure n’a pas exigé de coupes ni fait de commentaires clairement hostiles: ce sont des formulaires administratifs où tout est dit sur un mode très policé, il faut savoir lire entre les lignes. Tous les réalisateurs chinois savent se livrer à cet exercice, c’est vital. Dans le cas contraire, les films seraient interdits. J’espère que Mystery pourra sortir[1], il y aura peut-être des petites modifications. Ensuite, il faudra aussi affronter la censure économique: c’est difficile en Chine de faire exister un film comme celui-là, face aux films commerciaux, chinois et hollywoodiens, qui envahissent les salles. Les cinéastes chinois doivent affronter à la fois la censure du gouvernement, les grosses productions officielles et les films américains, ce n’est pas simple.

Propos recueillis par Jean-Michel Frodon

[1] Une autre version de cet entretien figure dans le dossier de presse du film. L’entretien a eu lieu début mai 2012, avant la présentation du film en ouverture de la section Un certain regard au Festival de Cannes. Le film a connu des difficultés avant de pouvoir sortir en Chine, le 29 octobre, assorti d’un carton «moral» à la fin, et après que le nom des coproducteurs français ont été enlevés. Lors de sa visite à Paris en février 2013 pour la première présentation publique de son film en France, au Forum des images, le cinéaste n’a pas souhaité s’exprimer sur ces événements.

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