Culture

Charlotte Rampling, cas limites

On verra l'actrice sur la Croisette dans «Jeune et jolie» de François Ozon, ainsi que dans la huitième et dernière saison de «Dexter», diffusée en juin. L'ambiance trouble de la série ne va pas la dépayser: c'est une habituée des films sulfureux et des rôles limite. Best of de ses apparitions les plus dérangeantes.

Charlotte Rampling et Dirk Bogarde dans «Portier de nuit» de Liliana Cavani.
Charlotte Rampling et Dirk Bogarde dans «Portier de nuit» de Liliana Cavani.

Temps de lecture: 5 minutes

Elle se plaît à le rappeler: la vie, comme le cinéma, doit être «une mise en danger permanente» où il faut être surpris pour survivre à «l'apathie» et «au non-être». De fait, la prolifique carrière de Charlotte Rampling, que l'on verra en compétition officielle à Cannes dans Jeune et jolie de François Ozon (avec qui elle avait déjà été en compétition pour Swimming Pool), est jalonnée de rôles ambigus et de films à scandale.

Un choix artistique courageux qu'elle a toujours assumé: dans une interview donnée l'an dernier à Télérama, elle déclarait qu'à la fin des années 1960, après avoir fait Les Damnés de Visconti, elle aurait pu «aller à Hollywood et vendre son âme». Mais elle préféra alors emprunter un chemin beaucoup plus risqué, qui l'amena à jouer dans des films aussi controversés que Portier de nuit ou Max mon amour.

Et si aujourd'hui elle fait un passage à Hollywood, c'est dans Dexter, une série dont, rappelons-le, le protagoniste est un tueur en série qui mène une double vie.

Dès ses débuts, la Britannique a été fascinée par les personnages troubles, voire carrément cinglés. Dans beaucoup de ses rôles, elle s'est efforcée d'explorer les zones d'ombre de l'âme humaine, jouant à merveille du contraste entre d'un côté son physique de bourgeoise propre sur elle, et de l'autre la sensualité déviante de ses personnages.

Car chez Rampling, les pulsions les plus inavouables finissent toujours par ronger le masque social: ses films sont l'histoire de cet anéantissement. Retour sur ses rôles les plus marquants.

Les Damnés (1969) de Luchino Visconti

Charlotte Rampling a 23 ans lorsqu'elle tourne Les Damnés, son premier grand film. Dans cette superbe fresque shakespearienne, Visconti raconte la chute des Von Essenbeck, une puissante famille d'industriels allemands qui s'abandonne au nazisme.

Meurtre, sadisme, inceste, pédophilie: l'éventail des perversions mises en scène par le maître italien est impressionnant. Porté par un casting cinq étoiles (Dirk Bogarde, Helmut Berger) et baignant tout entier dans une atmosphère de pourrissement, le film culmine dans une longue scène d'orgie homo-érotique entre officiers S.A. pendant la Nuit des longs couteaux.

Rampling interprète une jeune femme cherchant à fuir l'Allemagne avec ses enfants mais qui n'échappera pas à la déportation. Son visage fragile et lumineux, encore vierge des ambiguïtés qui seront bientôt sa marque de fabrique, traverse le film comme un îlot d'innocence au milieu des turpitudes de la famille Von Essenbeck. Impossible, déjà, d'oublier l'intensité de ce regard bleu qui lui vaudra le surnom (imaginé par Dirk Bogarde) de «The Look».

Dommage qu'elle soit une putain (1971) de Giuseppe Patroni Griffi

Cette adaptation oubliée d'une pièce anglaise du XVIIème siècle raconte l'amour incestueux et secret qui unit un frère (Fabio Testi) à sa sœur (Charlotte Rampling), elle-même mariée à un autre. Le film est plutôt mauvais, mais l'actrice n'a sans doute jamais été aussi belle que dans ce rôle érotico-tragique. Elle invente ici le personnage «ramplingien» par excellence, qu'elle développera dans Portier de nuit, Max mon amour ou Vers le Sud: celui de la femme conformiste en apparence, mais dévorée par d'irrépressibles penchants que la société réprouve.

Ici, bien sûr, la société finit par l'emporter: Dommage qu'elle soit une putain se clôt sur un bain de sang au cours duquel le frère enamouré arrache le cœur de la belle et le trimbale ensuite au bout de sa dague pendant dix minutes. Miam.

Asylum (1972) de Roy Ward Baker

Ce film d'horreur anglais dans lequel on croise, entre autres, l'excellent Peter Cushing, est anecdotique mais rigolo. Charlotte Rampling y fait une apparition dans le rôle d'une schizophrène internée dans un asile parce qu'elle a assassiné son frère à coup de ciseaux. Folie, meurtre: la routine, désormais, pour Charlotte.

Portier de nuit (1974) de Liliana Cavani

Sans doute l'un des films les plus controversés de tous les temps, qui établit définitivement la réputation sulfureuse de son actrice principale. Une ancienne déportée juive (Rampling) retrouve par hasard un de ses anciens bourreaux (Dirk Bogarde), avec lequel elle a eu une relation sado-masochiste treize ans plus tôt dans un camp. Incapables de résister, ils remettent le couvert.

Objet d'une violente polémique à sa sortie en 1974, Portier de nuit dérange presque autant par l'invraisemblance de l'intrigue que par ses scènes choc: celle où Rampling, seins nus, une casquette d'officier S.S. sur la tête, chante Marlene Dietrich à l'intérieur d'un camp de concentration est restée célèbre.

Difficile en revanche de dénigrer la prestation exceptionnelle des deux acteurs, qui s'étaient déjà croisés sur Les Damnés. Que Charlotte Rampling, tour à tour froide et brûlante, animal traqué et monstre de perversité, arrive à insuffler autant de sensualité dans ce film mortifère, c'est peut-être ça qui dérange le plus. Cette actrice est diabolique.

Max mon amour (1985) de Nagisa Oshima

Le réalisateur japonais de L'Empire des sens (décédé en janvier) poursuit dans ce film son exploration des amours hors normes. Un diplomate anglais en poste à Paris soupçonne sa femme (Rampling) de le tromper et s'aperçoit que l'amant est ... un singe. Le cocu, beau joueur, accepte le primate dans un ménage à trois.

Présenté à Cannes en 1986, Max mon amour choque par son thème outrageant. Il est pourtant l'un des rares films à aborder sérieusement le sujet. Plus qu'un hymne à la zoophilie, c'est une remise en question de l'amour bourgeois avec ce qu'il comporte de faux-semblants, de non-dits, de tromperie.

Une fois de plus, sur un sujet incroyablement casse-gueule, Charlotte Rampling évite le ridicule avec brio. Son partenaire simiesque, en revanche, est moins convaincant.

Angel Heart (1987) d'Alan Parker

Au cours des années 80, Charlotte Rampling tourne peu. Si on excepte son personnage de petite amie dépressive de Woody Allen dans Stardust Memories (1980), ses rôles marquants se font rares. Son apparition dans l'excellent thriller à tiroirs Angel Heart, aux côtés de Mickey Rourke et Robert De Niro, lui permet de rejouer dans un film bien gore comme elle les aime.

Le temps d'une scène, dans laquelle elle incarne une voyante de la Nouvelle-Orléans, son personnage apporte au film une délicieuse touche de tension sexuelle —avant de se faire arracher le cœur vingt minutes plus loin. On ne se refait pas.

Swimming Pool (2003) de François Ozon

Une villa luxueuse isolée dans le Lubéron, des scènes de piscine, le cadre est idéal pour un duel au soleil entre une auteure austère et frustrée en mal d’inspiration (Rampling) et une cagole gourmande et délurée (Ludivine Seigner).

Mais si le ton trop lisse et le rythme trop lent donnent parfois envie de pousser Charlotte Rampling dans la piscine, le film est un bon résumé du travail de l'actrice. Les deux actrices de Swimming Pool, film-variation sur le thème du double, incarnent en effet les deux pôles entre lesquels les personnages ramplingiens oscillent en permanence: la froideur bourgeoise et le désir déraisonnable. 

Vers le Sud (2005) de Laurent Cantet

Un sujet très délicat: le tourisme sexuel féminin. Ou comment des Occidentales d'âge mûr se payent de jeunes corps pauvres du Sud.

Charlotte Rampling campe une universitaire américaine cynique et dominatrice qui, habituée des plages haïtiennes et de ses plaisirs monnayables, devient l'initiatrice d'une néophyte romantique. Mais le safari sexuel tourne court, et rapidement la quête d'amour prend le dessus sur celle du plaisir.

Riches mais fanées, les héroïnes de Laurent Cantet se révèlent plus en manque de tendresse que de sexe. Un des rôles les plus difficiles de l’actrice, où le cynisme sert de masque aux sentiments.

Après tant de films dérangeants, après la le SM, la zoophilie ou encore l'inceste, une question se pose désormais: que faire de plus pour «survivre à l'apathie»?

Pierre Ancery et Clément Guillet

 

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