Culture

«A vendre, chaussures bébé, jamais portées» ne serait pas d'Hemingway

Il devient très difficile de croire que la géniale micro-fiction est vraiment de l'auteur du «Vieil Homme et la Mer».

Une statue en bronze d'Ernest Hemingway dans un bar qu'il fréquentait à La Havane, à côté d'une photographie de lui et Fidel Castro. Le 1er juillet 2010, REUTERS/Desmond Boylan
Une statue en bronze d'Ernest Hemingway dans un bar qu'il fréquentait à La Havane, à côté d'une photographie de lui et Fidel Castro. Le 1er juillet 2010, REUTERS/Desmond Boylan

Temps de lecture: 2 minutes

Quote Investigator est un excellent site Internet qui examine la provenance des citations célèbres, lesquelles sont, comme vous l’avez peut-être déjà remarqué, souvent faussement attribuées à des écrivains... Or l'animateur du site, Garson O’Toole, s’est penché récemment sur la «nouvelle» de six mots censée avoir été écrite par Ernest Hemingway:

«A vendre, chaussures bébé, jamais portées»

Cette histoire courte –les anglosaxons l’appellent «flash fiction» ou «short-short story», en français on parle de «micro-fiction» ou de «micro-nouvelle»– écrite sur le modèle des petites annonces publiées dans la presse est fréquemment présentée comme la première micro-fiction moderne. Ernest Hemingway l'aurait écrite pour gagner un pari le mettant au défi d'écrire une histoire en moins de dix mots.

Le site Snopes s’était déjà penché sur la question, concluant qu’on ne pouvait déterminer l’origine de la légende. Mais en lisant l’enquête de O’Toole, il devient très difficile de croire qu’Hemingway a quelque chose à voir avec ce conte.

L’écrivain est mort en 1961, or ce n’est qu’en 1991 qu’apparaît la première mention le reliant à la nouvelle. L’agent littéraire Peter Miller évoque une version de l’anecdote dans son livre Get Published! Get Produced!: A Literary Agent’s Tips on How to Sell Your Writing. Miller affirme qu’il a vu l’histoire dans un journal aux alentours de 1974. 

Mais comme on va le voir, l’hypothèse Hemingway ne résiste pas aux archives dénichées par Quote Investigator... Comme le documente O’Toole, une version de l’histoire apparaît en 1921 dans un journal local, dans la chronique d’un certain Roy K. Moulton, sous une version légèrement différente. Moulton attribue cette petite annonce qu’il reproduit dans sa chronique à un certain Jerry de Brooklyn et se demande: «Est-ce que ça ne serait pas un excellent scénario de film?» L’annonce est alors rédigée ainsi:

«Landau pour enfant à vendre, jamais servi»

Cette annonce est ensuite republiée par de nombreux journaux. Quelques mois plus tard, Life cite le Louisville Carrier-Journal, qui publie cette annonce:

«Le grand dramaturge américain sera l’homme ou la femme capable d’écrire une pièce en un seul acte aussi poignante que l’annonce de sept mots découverte par le Houston Post: “A vendre, landau pour enfant, jamais servi”»

O’Toole suit les traces de l’histoire à travers les années 1920 –elle a été relatée à plusieurs reprises, toujours avec la version du landau– et fait ensuite un bond dans les années 1990 où, après avoir été mentionné dans le livre précité, elle se propage ailleurs, mais avec cette fois les chaussures à la place du landau, sans doute plus évocatrices, et devient attribuée à Hemingway. Moulton déniche également un article de 1917 du magazine The Editor, qui suggère comme titre pour une histoire à propos d’une mère qui a perdu son fils:

«Petites chaussures, jamais portées»

Cet article de 1917, écrit par un certain William R. Kane, est-il connecté de quelque manière que ce soit à la légende d’Hemingway? Peut-être. Mais quoi qu’il en soit, Kane semble plus crédible comme «auteur» de l’histoire qu’Hemingway. Et Moulton est probablement celui qui mérite le plus d'en recevoir la paternité, dans l’attente de nouveaux éléments. Enfin, Moulton ou bien ce Jerry de Brooklyn qui aurait écrit l’annonce! Ou qui que soit celui qui a vendu un landau de bébé en 1921...

David Haglund

Traduit et adapté par Jean-Laurent Cassely

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