Culture

Joël Dicker est-il un bon écrivain?

«La Vérité sur l'Affaire Harry Quebert», de Joël Dicker, vient de recevoir le prix Goncourt des lycéens. Le jeune jury a fait ainsi un choix a priori opposé à celui du moins jeune du Goncourt qui a primé Jérôme Ferrari.

Joël Dicker à Paris, le 25 Octobre 2012. REUTERS/Philippe Wojazer
Joël Dicker à Paris, le 25 Octobre 2012. REUTERS/Philippe Wojazer

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A la page 226 de son Dictionnaire égoïste de la littérature française, Charles Dantzig définit ainsi les «critères du bon écrivain ou du bon livre»:

«On reconnaît le bon écrivain à ce qu'il nous intéresse à ce qui ne nous intéresse pas. Les plaines, les Flandres, les ciels bas me rebutent, mais j'aime Verhaeren

Cette définition colle assez bien avec Le Sermon sur la chute de Rome, de Jérôme Ferrari, auquel a été décerné le Goncourt 2012 pour un roman sur un bar corse où viennent s’accouder des paumés.

Elle colle a priori nettement moins bien avec celui de Joël Dicker, jeune auteur suisse de La Vérité sur l'Affaire Harry Quebert qui a lui reçu le Goncourt des lycéens pour un roman qui nous intéresse à ce qui intéresse tout le monde.

Ce polar (1 point) se passe aux Etats-Unis (+1) et raconte la panne d'écriture d'un jeune et beau (+1) romancier trentenaire (+1) à succès. Son mentor est accusé du meurtre (+1) d’une ravissante jeune femme mineure avec laquelle il aurait eu une relation (+10) et lui fournit ainsi un formidable sujet de roman pour pallier sa panne. (Pour le sujet qui intéresse: Dicker, 15 points/ Ferrari, 0)

Une autre raison pour laquelle Joël Dicker ne colle pas franchement avec l’idée que l’on peut se faire d’un bon écrivain, c’est qu’il écrit assez mal. Entendez-moi bien: il n’écorche pas la langue (presque pas) –je préfèrerais.

Non, il aligne les clichés. Il écrit par exemple: «L'inspiration s'en était allée sans crier gare.»

Une phrase chez Ferrari, cela ressemble à ça:

«Ce monde-là ne perdurait qu'ainsi, à mi-chemin de l'existence et du néant, et Matthieu l'y maintenait soigneusement, dans un réseau complexe d'actes inaccomplis, de désir, de répulsion et de chair impalpable, sans savoir que, des années plus tard, la chute du monde qu'il allait bientôt choisir de faire exister le ramènerait vers Judith comme vers un foyer perdu, et qu'il se reprocherait alors de s'être si cruellement trompé de destin.» [1]

C’est beau.

Une phrase (ou deux) chez Dicker, cela ressemble à:

«L'amour ça peut faire très mal» [2]

ou

«Elle avait mis le feu à son âme.» [3]

Pas terrible.

Après 150 pages de Dicker, de «joie de vivre sans pareille qui pouvait illuminer les pires jours de pluie» (p.65) et de «dans l’âtre, un feu crépitait» (p.29), je me suis dit assez simplement que ce livre était nul. Que probablement le jury de l’Académie française qui lui avait remis un prix était trop vieux pour s’être souvenu des différents candidats au moment du vote, et que son arrivée dans les finalistes du Goncourt était une erreur, un hasard. Ça arrive.

J’ai posé ce livre.

Le rapport aux gens

Et puis je l’ai repris.

Pas de gaîté de cœur, mais enfin, un peu quand même. J’avais envie de savoir la suite. Et j’étais bien dedans, dans cette ville du New Hampshire, avec ces personnages ressemblant à des fantômes de chez Philip Roth. Tous assez sympas, jamais de vrai tordu, jamais de noirceur humaine. La vraie lose comme dans le bar corse n’a pas traversé l’Atlantique.

J’ai de nouveau lu 100 pages. J'ai buté sur «Ecrire bien, c’est si difficile» (p185), en me disant que c’était fort pertinent. Mais j’ai continué.

La construction du roman (assez brillante) oscille entre le récit de l’enquête et les analepses (pour comprendre le déroulement des faits menant jusqu’à l’enquête), le tout enchâssé dans une leçon générale d’écriture. Ferrari commence chaque chapitre par une citation de saint Augustin («où iras-tu en dehors du monde?»); Dicker lui, distille les maximes pour jeunes romanciers: «La vie est une longue chute, l'important est de savoir tomber», «écrire un livre, c’est comme aimer quelqu’un: ça peut devenir très douloureux»…

Les rebondissements se succèdent et je tombe sur cette phrase de Harry Quebert, mentor du héros Marcus Goldman, qui lui dit:

«Et vous verrez Marcus, certains voudront vous faire croire que le livre est un rapport aux mots, mais c’est faux: il s’agit en fait d’un rapport aux gens.»

 

 

Là j'ai compris. Ce petit fourbe de Joël Dicker est bien opposé à Jérôme Ferrari. Mais pas parce l'un nous intéresserait «à ce qui ne nous intéresse pas» et l'autre non. Tous deux nous intéressent à ce qui ne nous intéresse pas. L'un à un sujet sans importance –son bar corse– par une langue réinventée, faites de phrases longues, amples, ouvragées. L'autre, par une langue qui ne nous intéresse pas, nous force à réfléchir à la langue elle-même. A ce qui fait l'écriture. A la façon dont un roman peut nous emporter malgré des clichés. Au rôle même des clichés.

Je veux dire: un feu qui crépite dans l'âtre, c'est ridicule. Les feux crépitent dans les âtres depuis que les âtres existent. Même sur un site pour touristes anglais du Tarn-et-Garonne, on vous parle d'une «salle à manger où, l'hiver, le feu crépite dans l'âtre». Mais en même temps, vous ne l'imaginez pas là, le feu? Vous n'imaginez par les crépitements dans l'âtre, rien qu'au son de l'allitération?

Joël Dicker raconte les rapports humains et le rapport au divertissement, à la littérature, aux mots.

«Prenez un mot, et répétez-le dans un de vos livres, à tout bout de champ», dit le maître au jeune écrivain:

«Choisissons un mot au hasard: mouette. Les gens se mettront à dire, en parlant de vous: "Tu sais bien, Goldman, c'est le type qui parle des mouettes". Et puis, il y aura ce moment où, en voyant des mouettes, ces mêmes gens se mettront soudain à penser à vous. (...) Ils ne percevront plus ces oiseaux de la même façon. C'est seulement là que vous savez que vous êtes en train d'écrire quelque chose.»

Et un peu plus loin, il dit cela, que le livre est «un rapport aux gens».

Bon, l'art comme transfiguration du réél, oui, ça a été été dit quelques milliers de fois. Mais Joël Dicker pense aux gens. Il a expliqué dans une interview que s'il avait, modestement, un reproche à faire à La Tache, au demeurant l'un de ses romans favoris, c'est de n'avoir pas assez pu le partager.

«Ce livre est trop complexe et l'on s'y perd. C'est pour moi un des plus grands livres de Philip Roth et il manque de la qualité du partage.»

Dicker a voulu faire de son roman un objet de partage en même temps qu'une réflexion sur la possibilité de partage. Les clichés étant le plus grand dénominateur commun. Mais il opère aussi cette transfiguration du réel propre à la littérature –et aux bons écrivains. «Le bon écrivain impose ce qu'il montre, écrit Dantzig. Nous ne l'avions pas regardé jusque-là. Nous le voyons. Cela nous paraît évident. C'est un des critères qui permet de reconnaître le bon écrivain. Qui avait regardé les célibataires avant Montherlant?» Qui les clichés avant Dicker?

Charlotte Pudlowski

[1] p51 Retourner à l'article.

[2] p103 Retourner à l'article.

[3] p80 Retourner à l'article.

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