Culture

En 1999, le jeu vidéo fit découvrir une autre musique

«Tony Hawk's Pro Skater», un jeu sur un sport de niche se révéla une claque vidéoludique, portée par une icône, un gameplay, et surtout une culture musicale punk méconnue qui va marquer plusieurs générations.

Capture écran du jeu <em>Tony Hawk’s Pro Skater.</em>
Capture écran du jeu Tony Hawk’s Pro Skater.

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Au début de la décennie 1990, le skate avait perdu de son aura: progressivement, on avait délaissé les coûteuses rampes pour s'emparer de la rue. Plus technique, moins acceptée, cette évolution limitait la visibilité de la discipline. Mais la création d'un événement annuel médiatisé réunissant les sports extrêmes (BMX, skate, roller, snowboard), les X Games, va initier un nouvel engouement populaire. Sur les rampes mais aussi sur console.

En voyant émerger des simulations de skate, l'éditeur Activision lance courant 1998 le studio de développement Neversoft sur un type de projet auquel ils n'ont jamais touché: un jeu vidéo de sport, pour la fin d'année suivante. Ils viennent à peine de boucler Apocalypse, un jeu de tir avec Bruce Willis pour héros.

Ils vont d'abord s'appuyer sur ce personnage pour créer leur prototype, avant de rentrer en contact avec Tony Hawk pour aider à rendre le jeu plus réaliste. Voyant la dévotion de l'équipe de Neversoft, le spécialiste du vert skateboarding accepte de mettre son nom sur le jeu. Le timing ne pourrait pas être meilleur: le 27 juin 1999, Tony Hawk devient une légende en réussissant le premier «900», soit une rotation de deux tours et demi, aux X Games de San Francisco.

Tony Hawk's Pro Skater sort en septembre 1999 et convainc immédiatement les joueurs et joueuses de PlayStation. Il révolutionne le genre, par son gameplay instinctif et fourni, mais aussi son ambiance musicale. Si le jeu de Neversoft ouvre la porte du skate park au grand public, il offre aussi un coup de projecteur rétroactif sur des formations cultes de la scène punk californienne des années 1980 et 1990. Dead Kennedys, Suicidal Tendencies, The Vandals, Primus, Goldfinger… dix titres seulement sur ce premier jeu de la franchise, mais un vrai spectre où se mêlent ingrédients hardcore, ska, metal, hardcore ou expérimental, dans une joyeuse ode à la contre-culture.

La bande-son d'une pratique comme le skateboard se devait d'être anti-système, respirer le «do-it-yourself», rapide, agressif, un défouloir imparfait et donc plus authentique. Sans sous-estimer son évolution plus mélodique, plus légère, plus «pop-hardcore» qui avait mené à son succès populaire via The Offspring, Green Day ou Rancid.

L'un des designers se souvient ainsi avoir ramené ses mixtapes de «skate-punk», et même pioché sur Napster, pour se faire une idée d'à quoi pourrait ressembler la musique du jeu. L'ensemble des morceaux auraient coûté à peine 30.000 dollars en droits d'usage. Le vrai challenge, c'était de faire rentrer les dix pistes sur un CD de Play Station: pour ne pas négliger la jouabilité ni l'apparence du jeu, il a fallu découper et faire des boucles avec les chansons.

«Les gens ont tellement aimé y jouer que je pense que c'était presque inconscient qu'ils commencent à aimer la musique autour. Je ne savais pas trop comment fonctionnaient les droits musicaux, mais au minimum je pensais que les groupes seraient contents de l'exposition et de l'authenticité. Je n'ai jamais pensé qu'on jugerait cette idée révolutionnaire», se souvient Tony Hawk dans Loudwire.

Il reconnaît d'ailleurs que le succès du jeu lui a «ouvert tellement de possibilités de proposer les groupes dont je rêvais, comme Joy Division ou Sex Pistols, et la réponse était “oui”. C'était génial parce qu'on avait cet univers musical disponible pour nous, parce que les groupes étaient excités d'être dans le jeu».

Plus efficace que MTV

Avec le recul, le jeu aurait difficilement pu paraître à une meilleure période, la culture «skate-punk» arrivant au top de sa notoriété (et de son potentiel marketing).

Apparaître sur THPS a été un tremplin pour plusieurs artistes, reconnus comme plus anonymes: Speedealer ou The Vandals ont attiré un nouveau public, plus jeune, et Goldfinger a carrément changé de statut en quelques semaines quand «Superman», est devenu le tube du groupe, deux ans après sa sortie, lors d'un concert en Angleterre.

«Probablement trois personnes sur cinq qui connaissent Goldfinger diront qu'ils nous ont trouvés via le jeu vidéo.»
John Feldman, chanteur de Goldfinger

«On ne s'était pas rendu compte que le phénomène Tony Hawk avait décollé à l'échelle mondiale, on était au milieu du set et le public est devenu complètement dingue. Après le concert, j'ai parlé avec des gamins et ils me disaient “Tony Hawk! Tony Hawk!” (…) Je voudrais dire que probablement trois personnes sur cinq qui connaissent Goldfinger feront référence à Tony Hawk, diront qu'ils nous ont trouvés via le jeu vidéo, et ont ensuite commencé à écouter notre groupe», affirmait le mois dernier le chanteur John Feldmann dans Kerrang.

À une période où MTV était la grosse vitrine pour se faire remarquer, le jeu vidéo offrait soudainement un nouveau moyen d'exposition. Et pas juste de façon sporadique à des horaires à faible audience. Là, un morceau pouvait être entendu des centaines de fois par le joueur ou la joueuse, de façon inconsciente ou non. On pouvait être trop concentré·e pour y porter attention, ou au contraire vouloir sortir ses meilleurs enchaînements sur sa chanson préférée.

Et ainsi, Les Claypool, leader de Primus, a pu constater souvent ce côté madeleine de Proust: «On entend un son ou une chanson et ça nous ramène à un moment de notre vie. (…) J'ai vu tellement de gens au fil des années m'expliquer comment “Jerry Was a Race Car Driver” leur était resté enfoncé dans la tête en jouant à Tony Hawk's Pro Skater. C'est une chose incroyable.»

Souvenir et inspiration

Après deux décennies et neuf épisodes réalisés par Neversoft, c'est assez remarquable de voir que les joueurs et joueuses ont autant le souvenir du jeu que de sa bande-son, et que beaucoup se sont découvert une passion pour le punk qui ne les a pas quitté·es. Il suffit de lire les nombreuses réactions nostalgiques et pleines de reconnaissance sur Reddit, ou même les commentaires liés aux morceaux diffusés dans les jeux de la licence: ils sont très nombreux (et toujours de façon positive) à faire directement le lien entre le jeu et l'artiste.

«Quand on décide de faire une nouvelle reprise, on écoute des bandes-son
de Tony Hawk.»
Le groupe PUP

La licence a aussi eu l'intelligence d'étendre son catalogue au hip-hop, en diffusant dès le deuxième épisode Naughty by Nature ou Public Enemy, puis d'autres pointures comme KRS-One, Redman, De la Soul ou Gang Starr. Un moyen de rappeler que le skate n'était pas exclusif aux jeunes blancs des «suburbs» mais avait aussi un héritage afro-américain.

Et parmi ces fans de la franchise et de sa bande-son, on compte des formations actuelles comme les membres de My Chemical Romance, ou encore le groupe canadien PUP. Ces derniers affirmaient ainsi leur attachement dans un entretien en 2016: «C'est ce qu'on fait quand on décide de faire une nouvelle reprise, on écoute des bandes-son de Tony Hawk.» Encore plus original, on trouve aussi des groupes qui ne jouent que des reprises de morceaux de la licence: Birdman Or The Unexpected Virtue Of A Tony Hawk Skater Cover Band, originaire d'Australie, et The Downhill Jam.

Et bien sûr, il ne faut pas sous-estimer son influence sur l'industrie vidéoludique: «Grâce aux ressources des personnes impliquées, et leur engagement dans l'authenticité du jeu, Tony Hawk's Pro Skater a fini par créer un précédent pour d'innombrables bandes-son de jeux de sport à venir. Des franchises Madden NFL ou Need For Speed aux nombreux titres de sport extrême portés par des stars équivalentes comme Shaun White ou Dave Mirra, tous ont vu d'une façon ou d'une autre en THPS un exemple de ce qui était possible pour la musique d'un jeu vidéo», analyse le magazine rock Loudwire.

 

La dernière preuve en date de cet impact générationnel, c'est un documentaire, pas sur Tony Hawk, pas sur le skate, mais bien sur le jeu Tony Hawk Pro Skater, vingt ans après sa sortie. Prévu pour 2019 et produit par un ancien responsable de Neversoft, il porte un nom très évocateur de la bande-son originelle: Pretending I'm a Superman.

Épisode 3En 1999, le jeu vidéo fit découvrir une autre musique
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